​La justice européenne au bord de la crise de nerfs

A gauche, Vassilios Skouris, ici en 2010 avec la chancelière allemande. REUTERS/Sebastien Pirlet

Le 28 novembre 2014, s’est déroulée à Berlin une rencontre secrète entre Vassilios Skouris, le président de la Cour de justice européenne (CJE), Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, et Heiko Maas, son collègue de la justice.

Le juge grec, formé en Allemagne, veut « vendre » sa réforme du Tribunal de l’Union européenne (TUE) : Berlin estime, en effet, que le doublement du nombre de juges (de 28 à 56) et la suppression du Tribunal de la fonction publique (TFP) qu’il propose sont disproportionnés au regard de l’arriéré judiciaire et beaucoup trop coûteux (23 millions par an). Or, l’Allemagne est à la tête d’une coalition de huit États qui forment une solide minorité de blocage au sein du Conseil des ministres de l’UE. À l’issue de cette réunion, l’Allemagne lève ses réserves et la réforme est adoptée par les ministres à Bruxelles, seuls la Grande-Bretagne, le Danemark et la Belgique s’y opposant (1). Qu’a donc promis Vassilios Skouris, dont le mandat s’achève en octobre, pour arracher l’accord des Allemands ? C’est là que l’affaire se corse.

Skouris, qui dirige d’une main de fer la CJE depuis 2003 (c’est son quatrième mandat de président, un record), s’est rendu à Berlin sans aucun mandat de ses pairs et donc sans garanties procédurales. Une bévue. Le 2 décembre, pour se couvrir, il demande à la CJE la validation rétroactive de son déplacement, une procédure extrêmement rare. Mais il n’a pas expliqué aux 27 juges ce qu’il avait été faire à Berlin. Pourtant, ce n’est pas tous les jours que le président de la Cour suprême de l’Union va directement négocier avec un État membre ! N’est-ce pas contraire à l’indépendance, à l’impartialité, à la neutralité dont doivent faire preuve les juges européens à l’égard des États et des institutions communautaires ?

Quelles concessions à Berlin ?

À Luxembourg, ce voyage est resté en travers de la gorge de nombreux juges qui craignent que la réputation de la Cour ne s’en relève pas. Car ce déplacement intervient à un moment clef dans l’histoire de l’Union : Skouris doit présider, dans quelques semaines, la grande chambre qui doit rendre un arrêt de principe dans l’affaire « OMT » (opération monétaire sur titre), ce programme de rachat de dettes publiques décidées par la Banque centrale européenne (BCE) en septembre 2012, programme qui a stoppé net la crise de la zone euro. Ce programme, contesté en Allemagne, notamment par la Bundesbank, a conduit la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe à demander, le 7 février 2014, son avis à la CJE, mais en indiquant qu’elle se réservait le droit de le déclarer contraire aux traités européens si les juges européens le jugeaient légal… On mesure l’importance d’une affaire qui pourrait causer une crise politique de grande ampleur en Allemagne et, surtout, faire exploser l’euro (d’autant que la BCE est passé depuis à la vitesse supérieure en lançant un « quantitative easing », un rachat massif de dettes publiques). Skouris a-t-il promis à Berlin, en échange de son soutien à sa réforme, de tenir compte des exigences des juges allemands pour valider le programme OMT, ce qui reviendrait à faire dépendre l’action de la BCE d’une appréciation judiciaire ? Nul ne le sait, mais le soupçon est là puisqu’une négociation suppose des concessions…

Cet étonnant mélange des genres est dû au rôle d’initiative législative accordé à la Cour par les traités européens pour les affaires qui la concernent. Une claire violation de la séparation des pouvoirs qui semblent n’avoir jamais embarrassé personne. Imagine-t-on en France que la Cour de cassation, le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel puisse déposer des projets de loi devant le Parlement ? Dès lors, on comprend mieux pourquoi Skouris s’est cru autorisé à aller négocier à Berlin. Mais il n’avait a priori aucun droit d’y aller sans mandat des autres juges de la Cour : par exemple, le président de la Commission ne peut négocier une proposition législative avec les États membres que sur mandat du collège des commissaires. Le pouvoir d’initiative législative appartient à la CJE, pas à son président.

Validation rétroactive

Interrogé, l’un des porte-parole de la CJE, Juan-Carlos Gonzalez, a répondu que « le 18 novembre 2014, la réunion générale de la Cour avait donné l’autorisation à M. le Président Skouris de participer au Feuerbach-Tag organisé par l’Université de Iéna et de prononcer un discours sur le thème «Die Europâische Union als Wertegemeinschaft am Beispiel der Rechtsstaatlichkeit», le 28 novembre. Compte tenu du fait qu’il passerait par Berlin, M. le Président a profité de cette occasion pour demander un rendez-vous avec le ministre des Finances et le ministre de la Justice. La confirmation de cette rencontre a eu lieu après la réunion générale du 25 novembre 2014. Il a donc demandé l’autorisation lors de la réunion générale du 2 décembre 2014 (à titre rétroactif) ». Certes, mais pourquoi n’a-t-il informé personne de son projet ? Pourquoi n’a-t-il pas demandé un mandat de négociation au cas où ? Et là, pas de réponse.

Le plus étrange est que Skouris se montre autrement plus sourcilleux de son indépendance vis-à-vis du Parlement européen, colégislateur dans cette affaire : il a bataillé comme un beau diable pour empêcher les juges du TUE les plus farouchement opposés à sa réforme, de se rendre, mardi à Strasbourg, à une convocation de la commission des affaires juridiques du Parlement, soulevant un véritable tollé à Luxembourg. Acculé, il a finalement accepté, vendredi, de s’y rendre en personne accompagné du président du TUE, le Luxembourgeois Marc Jaeger, espérant bien ainsi décourager les juges du TUE les plus opposés à sa réforme de venir expliquer aux députés européens pourquoi ils la jugent totalement infondée.

Le «dictateur», le sobriquet de Vassilios Skouris

Les méthodes de Skouris, deux fois brièvement ministre de l’Intérieur (PASOK) dans son pays, lui valent des sobriquets peu flatteurs à Luxembourg comme « le dictateur », « le colonel », « le parrain »… « La CJE est devenue un système de pouvoir personnel », accuse un membre de l’institution qui préfère conserver l’anonymat vu le climat de peur qui règne à Luxembourg. « Au fil du temps, le président a concentré des pouvoirs énormes qui lui permettent de régner sur les juges et les différents tribunaux ». Ainsi, c’est le Président (curieusement élu par les seuls juges de la Cour et non ceux du TUE et du TFP) qui attribue les affaires, ce qui lui permet de punir les juges qui déplaisent en leur donnant « les cas les plus merdiques », selon un observateur. De même, il a nommé ses amis au comité qui donne son avis sur les juges nommés par les Etats au TUE et au TFP et a développé un réseau de relais au sein des institutions (des anciens référendaires, les assistants des juges, peuplent les services juridiques de la Commission, du Conseil des ministres et du Parlement européen en attendant de revenir à Luxembourg). En 2012, Skouris, déjà très contesté, n’a été réélu que de justesse (une voix) à la présidence après avoir passé un accord avec le juge belge néerlandophone Koen Lenaerts, bombardé vice-président et successeur désigné, et imposé des bulletins manuscrits et non pré-imprimé lors du scrutin.

Skouris, qui ne supporte pas d’être contesté en interne, a fait de la réforme du TUE une affaire personnelle, même si c’est au détriment de la réputation de la Cour de justice qu’il a réussi à transformer en champs de bataille. Rien ne semble pouvoir l’arrêter, si ce n’est le Parlement européen.

(1) Tous les États trouvent leur compte dans le doublement du nombre de juge : par exemple, en France, la Cour de cassation et le Conseil d’État pourront chacun envoyer l’un des leurs à Luxembourg…

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