Alain Finkielkraut, L’antimoderne

La seule exactitude d’Alain Finkielkraut (Stock) vient de sortir en librairie. C’est un recueil de chroniques écrites au fil de l’actualité, entre janvier 2013 et juin 2015, à l’origine présentées à RCJ (la Radio de la Communauté Juive) et sur le magazine Causeur. Elles traitent de sujets sensibles, sur un ton volontiers polémique, tel que le mariage pour tous, le nouveau Front national, les manifestations du 11 janvier 2015, l’affaire Leonarda ou de Django Unchained, le film de Quentin Tarentino – « une mixture d’Auschwitz et du Goulag passée au broyeur de l’industrie du divertissement » écrit-il : Finkielkraut ou la formule.

Quels sont les grands axes de la pensée de l’académicien, qui se présente désormais comme l’une des grandes voix de la lutte contre la « bien-pensance » ? A force de voir le philosophe s’enflammer à la télévision, on avait un peu oublié les grands thèmes de ses livres, qui ont connu une évolution parfois surprenante. Retour aux sources (Cet article a été publié en partie dans le Monde Culture&Idées)

La défaite de la « haute culture »

L’essai séminal d’Alain Finkielkraut est La ­Défaite de la pensée (1987), conclu par un retentissant : « La barbarie a donc fini par s’emparer de la culture », qui a beaucoup frappé à l’époque, alors en pleine ébullition culturelle : les radios étaient libres et émettaient dans tout le pays, sept chaînes de télévision naissaient (TV 5, Canal +, TMC, la Cinq, TV 5, TV6, la Sept, la future Arte), le prix unique du livre consolidait quelque peu l’édition, Internet fusionnait avec l’ordinateur individuel, architecture, design, cinéma, mode, photographie, presse renaissaient avec d’importants créateurs français. Qu’entend Finkielkraut par cette défaite ? Il l’explique dès la première page : « Le terme de culture a aujourd’hui deux significations. La première affirme l’éminence de la vie avec la pensée ; la seconde la récuse. » Hélas, ajoute-t-il, « on constate aujourd’hui qu’il est courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n’a aucune part ». Or, celles-ci, assure-t-il, dominent désormais notre monde, partout présentées dans les médias, chez les intellectuels, les critiques, jusque par les ministres comme étant la véritable ­culture. Un affreux « relativisme » règne, si bien qu’aujourd’hui, s’indigne-t-il, « une bande dessinée (…) vaut un roman de Nabokov; un slogan publicitaire efficace vaut un poème d’Apollinaire (…); un rythme de rock vaut une mélodie de Duke Ellington (…) ».
Quelle est-elle, cette culture qui ne pense pas,  étouffant la «haute culture» ? C’est «la culture de masse» et de «divertissement», c’est-à-dire Hollywood, mais aussi l’avant-garde « post-moderne » et les sous-cultures : «ce n’est plus seulement Hollywood qui édulcore Le docteur Jivago, écrit-il, ce sont les metteurs en scène d’avant-garde qui introduisent au théâtre l’esthétique du music-hall ou celle de la télévision et nul, ou presque, ne s’émeut». Ce sont les mille nouvelles radios qui «chantent, presque toutes sur le même air de guitare, le bonheur d’en finir avec la conversation» (il les a donc toutes écoutées). C’est le rock ou «la régression dans le simplisme absolu d’un rythme universel». Ce sont encore le reggae et toutes les musiques «pour qui le feeling l’emporte sur les mots» (rien n’est dit sur les mots à feeling). Ce sont les séries télévisées des nouvelles télévisions. C’est la chanson populaire façon Renaud. Le rap, régulièrement honni. La bande dessinée. Le graf, le street art, tous ces arts «mineurs». La mode et ses faux « créateurs ». Ce sont les comiques à la Coluche –«Coluche et Renaud font-ils partie de la culture ?»

La bande dessinée, déclassée

Si défendre le livre et l’écrit importe en ces temps où les arts visuels nées des technologies photographiques deviennent omniprésents, l’opération consistant à séparer la «haute culture» et les arts «majeurs » de celle dite «de consommation», par essence «mineure», de les opposer comme des frères ennemis, n’est pas sans risque. Serge Gainsbourg, idole de la chanson et du rock, un des grands poètes de la fin du XXe siècle, s’amusait à brouiller les pistes : « Je suis un art mineur qui encule arts majeurs » disait-il. Plus savamment, de nombreux historiens de la culture se sont interrogés sur la robustesse de cette distinction entre la culture qui pense et celle qui ne penserait pas – est-elle si tranchée ? Et n’aboutit-elle pas à déconsidérer des pans entiers de la création du XXe siècle?

L’historien Pascal Ory, professeur à Paris-I, rappelle que l’époque moderne est associée, ­depuis le romantisme, à la légitimation d’une série de «non-arts» en «arts». Souvent, rappelle-t-il, «  ce sont les avant-gardes, non les incultes, qui les ont légitimés, comme les surréalistes dans les années 1920-1930, qui ont exalté le roman, l’illustration et le cinéma “populaires”. » Prenant, à titre d’exemple, la bande dessinée, déclassée par Finkielkraut, l’historien explique qu’en soixante ans «  elle s’est déployée, sophistiquée, à la croisée de toutes les écritures (autobiographie, roman, reportage…) et de tous les graphismes ». Elle est devenue le neuvième art. La légitimation des « arts mineurs » n’est donc pas un facteur d’affaiblissement, mais avance l’historien « de montée des exigences ». Le même processus de légitimation – études, séminaires, expositions, analyses des styles, ventes en galerie – a eu lieu pour le ­roman noir, avec ses maîtres aujourd’hui considérés comme des auteurs majeurs (de Jim Thompson à Jean-Patrick Manchette). Mais encore pour le street art : peut-on vraiment considérer comme mineurs des artistes comme Banksy, Basquiat, Shepard Fairey, Keith Haring ou Ernest Pignon-Ernest ? Autre remarque de l’historien : « On notera que c’est de France qu’est généralement parti le mouvement de légitimation (cinéma, roman policier, jazz, BD, cirque…), et que, dans tous ces domaines, notre pays continue à occuper une place enviable, du roman graphique au “nouveau cirque” ».

Quant à la «culture de consommation » – cinéma, télévision, radio, séries, variétés, chanson, rock, pop musique – est-elle toujours « mineure » ? Déprécier autant le rock’n’roll relève d’une véritable méconnaissance : le rock vient du jazz, il déploie un domaine musical vaste et exploratoire qui a influencé toute la musique contemporaine, classique comprise.  Edgar Morin est un des premiers sociologues à avoir sérieusement étudiée la culture de masse. Dans L’Esprit du temps (Grasset, 1962), il montre comment elle touche aussi bien ceux qui la considèrent comme de la « camelote » ou du «kitsch » que le vaste public. Que cette culture de grande consommation participe, avec tous ses films, ses thrillers, ses stars (Morin a étudié l’importance iconique des stars ), son humour, son Eros, ses émissions, du « ton » et de la sensibilité d’une époque. Morin avance encore qu’il est aléatoire de définir comment les œuvres populaires sont accueillies et d’affirmer qu’elles abêtissent ou ne font pas penser. Interrogé par Le Monde, il est très circonspect sur l’abrupt fossé entre « haute culture » et « culture de divertissement » : « Prenez les séries télévisées d’aujourd’hui, elles renouvellent l’art cinématographique. Il a toujours existé une relation à la fois antagonique et complémentaire entre la production, cherchant des recettes de réussite, et la création, en quête d’originalité et d’art. »

Les sciences humaines ont tout relativisé

Comment en sommes-nous arrivés à ce triomphe du relativisme culturel qui, ­selon le philosophe, nous fait accepter l’inacceptable : le délitement des fondements de notre civilisation de l’écrit ? Dans un court chapitre de La Défaite de la pensée, « La trahison généreuse », il fait porter le chapeau à beaucoup de monde : les philosophes de la décolonisation (Aimé Césaire, Frantz Fanon, Sartre, mais il ignore Gandhi, Nehru, les pères de la ­démocratie indienne…), les grandes figures de l’Unesco, la sociologie (Pierre Bourdieu est visé), l’anthropologie, les historiens qui « dispersent » l’histoire « au lieu de la ramener à une forme unique » – autrement dit, les sciences humaines et plusieurs de leurs grandes figures.

Finkielkraut réactive contre elles une vieille querelle : à force de s’intéresser aux « cultures au pluriel », de recenser les « différences » et les « styles de vie », de « s’ouvrir à la raison des autres », ces sciences auraient perdu le sens de l’universel : elles auraient tout relativisé, et ce faisant amoindri la valeur de la culture occidentale. Ce « travail de sape opéré sur les lointaines tribus d’Amazonie », ironise-t-il, a mis « à égalité » des cultures et des arts impossibles à comparer, rendu tout « culturel », tout « équivalent » : « pensée sauvage » et « pensée savante », « bricolage » et « formalisation »« croyance » et « universalisme ».

Ce relativisme culturel a, selon le philosophe, son pendant politique. Par générosité pour « les humbles et les déshérités », hantés par la «volonté d’expiation»d’avoir été un pays ­colonisateur, sociologues et anthropo­logues, comme tous ceux ayant réfléchi aux effets nocifs du colonialisme, auraient fini par ne plus voir que « les torts de leur propre civilisation », par la déconsidérer – la « désarmer ». Evoquant les antiracistes et les philosophes de la décolonisation, il écrit : « Ils veulent réhabiliter l’étranger : voilà pourquoi ils abolissent toutes communauté de conscience entre les hommes (…) Xénophiles, ils épousent la cause des humbles et des déshérités, ils décrètent la mort de l’Homme au nom de l’homme différent. » Ce mouvement de dévalorisation de notre culture se serait perpétué avec les sciences humaines travaillant sur l’exclusion, les minorités, la pauvreté. A trop idéaliser les victimes du racisme, à trop culpabiliser nos sociétés sur les échecs de l’intégration et la «misère du monde», ces chercheurs auraient perdu le sens des valeurs universelles, jusqu’à justifier les pires ­dérives des ostracisés  : les partis uniques et tyranniques d’après l’indépendance, l’antisémitisme des banlieues, la violence des cités.

Le philosophe y voit le triomphe d’une forme de politiquement correct  : un discours du bien qui fait beaucoup de mal. Il propose donc un retournement complet des enjeux critiques et humanistes de la sociologie et de l’anti-racisme : ceux-ci auraient fini par «trahir », au nom de leur «générosité», leur propre civilisation. « Réglant son compte à leur propre tradition, soutient-il, ils s’efforcent de dissiper l’illusion de maîtrise totale où s’est longtemps complue l’Europe. Contre le moi collectif, ils prennent sans hésitation le parti du non-moi, de l’exclu, du proscrit, de l’exclu, de l’homme du dehors.» 

Bien sûr, un bon nombre de représentants des sciences humaines ont protesté. Pour eux, la critique des zones d’ombre et des engagements de la sociologie et de l’antiracisme n’autorise pas le philosophe à jeter aux orties tous les travaux des sciences ­humaines sur l’exclusion, la misère, les différences sociales, les suites du colonialisme, les problèmes de l’immigration et le racisme – celui-ci en effet perdure. Ils refusent qu’on oppose à tout prix la tradition humaniste et la défense de l’universalisme occidental : elle en fait partie. Ils s’inquiètent qu’on fasse passer les xénophiles pour des xénophobes, les chercheurs de réalité pour des anti-Lumières et qu’on casse le ­thermomètre des analyses sociales. En 2011, le sociologue François Dubet, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, souvent mis en cause par Finkielkraut, publiait A quoi sert vraiment un sociologue ? (Armand ­Colin, 2011). Il sert, explique-t-il, à analyser les pouvoirs, à démasquer les dominations et les injustices, à combattre l’ignorance sur les mouvements de société. Il apporte une rationalité et des éléments de réalité sur le monde du travail, la pauvreté, les inégalités, l’exclusion aux acteurs sociaux. Il aide à produire plus de réflexion, plus de conscience sur nos sociétés – contribuant à développer ce que le sociologue anglais Anthony Giddens appelle « la modernité réflexive »  : cette capacité des irremplaçables individus, dotés de nouveaux instruments d’analyses, enrichis par une meilleure connaissance de notre société, à réfléchir par eux-mêmes, à intervenir dans le débat public – et organiser leur vie personnelle comme ils l’entendent.

Polémistes et réactionnaires

Pour d’autres chercheurs en sciences humaines, le philosophe monte de toutes pièces un faux procès. « Croyez-vous véritablement qu’on ne peut pas être universaliste sans admettre la diversité des œuvres et des cultures ? », lui demande l’anthropologue Gérard Lenclud lors d’un entretien, en 1991 (revue Terrain, n° 17). Et de lui ­rappeler que l’anthropologie vient de la tradition universaliste des Lumières, qu’elle a révélé « l’unité du genre humain » et « l’unité du psychisme humain » – à la manière de Claude Lévi-Strauss qui a constaté l’existence de formes de rationalité dans toutes les cultures, mêmes  les moins techniques, les plus isolées – et très massacrées, comme les Indiens d’Amazonie. Elle a encore découvert des pratiques artistiques élaborées dans des pays considérés comme les moins civilisés – comme Malraux, qui préférait nommer «primordial » l’art dit « primitif ». Lenclud conclut  : «  On a ­l’impression que vous transformez la tension entre l’unité du genre humain et la ­diversité des cultures en un antagonisme presque nécessaire. »

Il est vrai que l’antagonisme de principe, la controverse aiguisée dans des formules frappantes, est une manière du philosophe. Il veut se faire entendre. C’est aussi un polémiste qui se complait à renverser les positions adverses. Dans « Notables, esthètes et polémistes » (Le Discours “néo-réactionnaire”, CNRS, 380 p., 25 euros), une directrice de recherche au CNRS, la sociologue Gisèle Sapiro, remarque que cette posture du «polémiste » décidé à retourner les valeurs critiques et humanistes est récurrente chez certains écrivains d’après-guerre : ils se sont sentis détrônés, explique-t-elle, par les sciences ­humaines, du fait qu’elles proposent un regard prospectif et riche sur notre monde. Analysant un vaste corpus de textes rattachés à la mouvance réactionnaire française avec laquelle Alain Finkielkraut montre des accointances (Renaud Camus, ­ Philippe Muray, Eric Zemmour), l’ouvrage repère derrière ce style polémiste, d’apparence anti-conformiste, des constantes et des thèmes communs fort conformistes : la dénonciation de l’antiracisme et du multi­culturalisme, le pathos du déclin, le respect souverain de la hiérarchie des valeurs culturelles, la défense de l’identité nationale. Des leitmotivs qu’on retrouve chez Finkielkraut depuis La Défaite de la pensée, puis de plus en plus présents dans son oeuvre, souvent traités d’une plume acerbe.

Si l’étude du CNRS prend soin de distinguer les réactionnaires – réactifs, chauvinistes et acérés – et les conservateurs – un traditio­nalisme antimoderne inquiet et assumé –, Gisèle ­Sapiro pointe une rhétorique renversante propre à tout ce style polémiste : celle qui consiste à dénoncer comme «politiquement correctes» (et donc réactionnaires) toutes les critiques des dangereux excès racistes des réactionnaires. Le renversement est complet : le tolérant devient passéiste, le raciste devient une victime, l’anti-raciste est un raciste. Quant à la vraie victime du racisme, elle est escamotée, et rendue coupable de ce qui lui arrive : «rendre les persécutés responsables des crimes perpétrés contre eux » rappelle la chercheuse, est une méthode qui a beaucoup servie. Ce type de retournement polémiste revient régulièrement chez Finkielkraut depuis La défaite de la pensée, accusant ici et là les associations antiracistes et les défenseurs des minorités de développer un «totalitarisme » et un « terrorisme intellectuel ». Le professeur de sciences politiques à Oxford, Sudhir Hazareesing, s’est étonné de cette «hypothèse paradoxale»dans son essai sur les intellectuels français, Ce pays qui aime les idées (Flammarion) : il veut « rendre l’anti­racisme aussi pernicieux que le racisme » écrit-il. Une sorte de relativisme absolu.

Lire aussi :  Quand les polémistes supplantent les politiques

Internet nous a déréalisés

Dans son essai Internet, l’inquiétante extase (Mille et Une nuits, 2001), le philosophe développe un critique de la technique, et surtout des technologiques de l’information : c’est pour lui un autre cheval de bataille. Il estime qu’à l’Ere de l’information et des réseaux sociaux, les hommes modernes sont devenus des internautes «en état d’apesanteur», déréalisés, « désaffiliés », accaparés par le défilement des images et du multimédia, soumis aux publicités et aux marchands, arrachés à la culture du livre et du sacré. D’où son idée de «déconnecter l’école d’Internet» avant qu’il ne soit trop tard. « Nul besoin d’Internet pour lire, écrit-il. On a besoin d’Internet pour noyer le livre (…) On a besoin d’Internet pour dissoudre toute sacralité, toute altérité, toute transcendance dans l’information et l’interaction ». Il n’est pas le seul théoricien à s’alarmer des risques de déréalisation dans le «cyberspace» : en 1995, dans Le crime parfait (Galilée) Jean Baudrillard parlait du «meurtre de la réalité», absorbée par le monde virtuel des écrans. De très nombreuses voix s’opposent aujourd’hui à cette vision déréalisante et déculturante d’Internet, parlant de propos caricaturaux, soulignant l’extrême méconnaissance d’Alain Finkielkraut sur tous ces domaines – et refusant d’y entrer. Le sociologue du centre Edgar Morin, Antonio A. Casilli, avance que plutôt que de parler de l’improbable «déréalisation» de plusieurs milliards d’individus, il serait plus réaliste d’évoquer une nouvelle « présence » au monde, à la fois physique et connectée : d’une interaction plus forte, mais aussi plus réflexive, entre les hommes et les machines. De fait, les allers retours entre le monde virtuel et le réel sont désormais massifs et permanents, contredisant l’idée d’une dissolution dans les écrans : on l’a vu en Tunisie et en Egypte pendant les révolutions dite du « printemps arabe », où les réseaux d’Internet ont permis d’organiser la révolte de rue, mais aussi lors des manifestations récentes en Turquie ou en Iran. En Europe aussi, les passages d’un univers à l’autre, ne cessent plus : le succès phénoménal des événements amicaux In Real Life de Facebook (1 milliard d’utilisateurs en une journée en août 2015) ou des sites de rencontres EDarling, Meetic ou Gleeden en témoignent. Quant à la « déculturation » supposée apportée par Internet, comment interpréter les succès de la plateforme edX de cours magistraux en ligne, qui regroupe 63 universités, dont Harvard et Berkeley : elle attirait 4 millions d’étudiants début 2015. Sans oublier Wikipédia, l’encyclopédie en langue anglaise, qui mettait en ligne en janvier 2015 l’équivalent de 7471 volumes de 700 pages. Le professeur des Arts et Sciences de l’Art à Paris 1, Christophe Genin, co-directeur du site Wikicréation, assure que Finkielkraut agite en vérité un « marronnier » : « C’est le procès qui fut fait à l’imprimerie, à la photographie, au téléphone, au cinématographe, à la télévision. Les arguments sont récurrents : ces machines nous font perdre notre âme et nous privent du vrai monde en lui substituant une simulation abêtissante. » Génin voit là un grand mépris des hommes et des « outils produits par le fleuron de l’intelligence humaine », négligeant un facteur décisif : « la façon dont les individus, les sujets libres et prudents, s’accommodent des techniques ». Lire aussi :  « Les antimodernes ont cannibalisé l’espace public »

L’école des maîtres fout le camp

Finkielkraut a toujours montré son souci pour l’école, et surtout l’école laïque, en lançant le 28 novembre 1989 l’appel « Profs ne capitulons pas ! » avec Elizabeth Badinter, Régis Debray, Elizabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, où ils s’opposent au port du voile islamique à l’école. Ils y défendent avec force le principe que l’école laïque et républicaine doit être « un lieu d’émancipation », où « les appartenances ne doivent pas faire la loi », et qu’elle « soit dévolue à l’universel ». Cet appel, qui a été très médiatisé, a mis fin aux incohérences et aux atermoiements des  socialistes, qui hésitaient à trancher dans le sens d’une grande fermeté. Il sera entendu par la société, puisque le 10 février 2004, l’Assemblée nationale adoptait à une large majorité la « loi sur les signes religieux à l’école » – interdisant les tenues « ostensibles » mais autorisant les signes « discrets » – que droite et gauche ont votée de concert.

Sur le contenu de l’enseignement, Alain Finkielkraut est aussi beaucoup intervenu, voyez La Querelle de l’école (Stock-Panama, 2007), un ouvrage d’entretiens. Dans le vieux débat entre pédagogues et partisans du cours magistral, qui remonte à Jules Ferry – celui-ci écrivait, en 1880 : « Les méthodes nouvelles (…) consistent, non plus à dicter comme un arrêt la ­règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver » –, le philosophe prend parti. Il défend fermement les valeurs d’« émulation », de « transmission », de « mérite », de « discipline », perdues, selon lui, à la suite de réformes dévastatrices. Les tentatives pédagogiques en vue de corriger les inégalités, faire évoluer les programmes, accueillir une adolescence de plus en plus nombreuse lui semblent malencontreuses et inutiles.

En 2000, dans Une voix vient de l’autre rive (Gallimard), il critique le professeur en sciences de l’éducation Philippe Meirieu, qui a influencé la loi Jospin de 1989 sur l’école – laquelle voulait « mettre l’élève au centre ». A l’entendre, Meirieu enjoint aux maîtres « de s’effacer pour que [les élèves]existent, de se taire pour qu’ils ouvrent la bouche et d’accueillir leur richesse créative plutôt que de les conformer ». Pour le philosophe, s’occuper de la manière dont l’élève reçoit la parole scolaire revient à renier la prééminence du maître. C’est mettre l’éduqué « en équivalence » avec l’éducateur. Sa critique est féroce. Citant L’Ecole ou la guerre civile (Plon, 1997), de Meirieu, il va jusqu’à dire : «  Ce noble souci de guérir la culture de ses inclinaisons barbares conduit à placer l’universel sous la juridiction exclusive de la rationalité instrumentale : celle-là même qui a été mobilisée pour les usines de la mort. » Cette reductio ad Hitlerum de la réflexion pédagogique a suscité de nombreuses réactions indignées, signées du philosophe Jacques Derrida, de l’écrivain Philippe Sollers, de l’historien Jean-Pierre Vernant, et de Claude Lanzmann, le réalisateur du film Shoah (1985). Dans un tribune au Monde du 1 juillet 2000, celui-ci avance qu’en transformant un pédagogue en artisan d’une pensée totalitaire, Alain Finkielkraut continue son travail «d’inversion maligne » commencé avec La défaite de la pensée. 

Lire aussi : La tribune de Claude Lanzmann sur Alain Finkielkraut dans Le Monde (1/07/2000)

« L’heure du désastre  »

Au delà de cette polémique, Alain Finkielkraut, continue d’affirmer que toutes les réformes pédagogiques qui ont suivi Mai 68 ont échoué. « Cette nuit du 4 août permanente » a mené, selon lui, à un abaissement continu du niveau scolaire, du bac et de la qualité de l’enseignement. « Nous sommes aujourd’hui à l’heure du désastre » déclarait-t-il sur RMC, le 21 mai dernier.

L’historien de l’éducation Vincent Troger tient des propos moins catastrophistes. Il souligne qu’en France « on a commencé à se plaindre du niveau des bacheliers dès 1820 ». Quant au baccalauréat, il a plus évolué que régressé. Si les professeurs se montrent plus indulgents sur la notation que dans les années 1960, les matières étudiées sont plus nombreuses : sciences économiques et sociales, sciences de la vie et de la Terre, informatique… Les contenus des matières classiques sont devenus plus complexes (mathématiques, histoire, géographie, lettres). « Un bachelier d’hier serait incapable de passer un bac d’aujourd’hui. »

Alain Finkielkraut, constate-t-il encore, déplore essentiellement le recul de l’étude des « humanités classiques », sans considérer la richesse actuelle des programmes. « Il regrette l’ancien pouvoir des agrégés de lettres sur les autres matières, moins bien considérées ». Il faut savoir qu’en 1890, comme l’a montré l’historien Claude Lelièvre, on étudiait en moyenne, de la sixième à la terminale, 60 heures de latin-grec par semaine pour 10 heures de langues vivante : il fallait bien réformer. Le philosophe, avance Vincent Troger, regrette une école qui n’existe plus, celle de la Troisième République, « conçue comme un sanctuaire isolé du monde ». Depuis, la démocratisation et la massification de l’école a eu lieu : en 1965, 11% d’une classe d’âge passait le bac, pour 71% en 2011, 78% en 2014. L’adolescence, ouverte au monde, connectée, mixte, est entrée à l’école. Et tout a changé.

La malheureuse identité

En octobre 2013, Alain Finkielkraut publie L’Identité malheureuse (Stock), qui suscite aussitôt une importante polémique du fait qu’il vient après les débats houleux sur l’identité nationale lancés sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Même s’il l’explique avec des circonvolutions, invoquant Charles Péguy, qui fut un dreyfusard, et son attachement « charnel » à la Nation, la thèse du livre est claire : notre identité est malheureuse par la faute de l’immigration musulmane des dernières décennies. Très présente dans certaines villes, ces populations mettraient à mal les anciens « modes de vie » et le « vivre-ensemble », désespérant les « Français de souche ».

Ce constat a déjà été fait dans certains quartiers de certaines villes, surtout en banlieue. On se souvient des inquiétants ­récits sur « les territoires perdus de la République », publiés par un groupe d’enseignants en 2002 (Fayard). Mais le philo­sophe généralise cette situation, qu’il étend à la France entière : parlant des Français « autochtones », il écrit : «  Quand le cybercafé s’appelle Bled.com et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l’expérience déroutante de l’exil. »

L’ouvrage enfonce ce clou page après page, assurant que les classes populaires ont rejoint la « France de Maurice Barrès et d’Amélie Poulain, la France qui regrette le bon vieux temps » – il avance comme preuve que le Front national est désormais le «premier parti ouvrier de France» : une thèse qui a été invalidée par les démographes. Dans cet essai, paradoxalement, le philosophe privilégie la nation et l’identité nationale sur les valeurs universelles de la République (les droits de l’homme, le droit d’asile, le droit du sol) qu’il soutenait encore dans La Défaite de la pensée. Il met de côté la question de savoir comment la République laïque devrait traiter l’islam de France et ses quatre millions de plus ou moins fidèles. Il semble oublier qu’il existe depuis longtemps des « quartiers immigrés ». Ses détracteurs ont fait savoir qu’il existe une majorité de Français fils d’immigrés de deuxième et troisième générations qui réussissent professionnellement, s’intègrent, font des mariages mixtes, critiquent les intégristes. Une étude de l’Observatoire des inégalités, publiée en 2012, montrait qu’à milieu social égal les enfants d’immigrés réussissent mieux que les autres.

Au final, la vision du philosophe réduit l’immigration, qui semble être devenue son problème principal, aux seules incivilités et à une montée du fondamentalisme, allant jusqu’à évoquer, comme son ami l’écrivain Renaud Camus, « une désintégration nationale » et la déliquescence du « contrat social ». C’est un essai pessimiste. C’est aussi un livre qui condamne le« multiculturalisme », résumé au «communautarisme », et pourfend toute réflexion sur cette réalité. Le cofondateur de l’Observatoire des inégalités, Patrick Savidan, auteur du Multiculturalisme (Que sais-je ?, 2011), regrette qu’aujourd’hui la discussion sur le sujet soit biaisée, sinon étouffée par la doxa ambiante : «  Les enquêtes interculturelles sont peu développées, les débats sur le communautarisme surexploités, versant souvent dans l’affrontement de principe. » Il rappelle qu’il est illusoire de rejeter la ­société pluriculturelle dans laquelle nous baignons tous : « La diversité est là et n’est pas près de disparaître. C’est une donnée de base des sociétés contemporaines. »

Ce qui se dessine, au terme de ce périple, c’est une pensée inquiète, passionnée par son époque, traversée par les contraires : héraut de l’universalisme, Alain Finkielkraut se convertit à la défense d’une identité nationale agressive ; grand défenseur de la ­république et de l’école laïque, c’est surtout la III et son école coupée du monde qu’il voudrait voir revenir ; protecteur du livre et de la « haute culture », subtil commentateur des plus grands romanciers, il ignore des pans entiers des cultures et des technologies de son temps. Dans Ce pays qui aime les idées, Sudhir Hazareesingh estime que le philosophe est « de plus en plus nationaliste et de moins en moins républicain,  défend une ­conception hiérarchique de l’ordre culturel et social ». Hiérarchiser, c’est sans doute, là, le maître mot d’Alain Finkielkraut.

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