Andrei Sakharov, le grand savant dissident d’un empire nucléaire (2)

Publié le : 20 septembre 201817 mins de lecture

Démocrate mais pas nationaliste, au contraire d’un Soljenitsyne, il avait mis en garde dès les années 1960 contre la course aux armements nucléaires et contre la dictature d’une bureaucratie soviétique qui ne savait que réprimer. Seconde partie.

Andrei Sakharov fut le physicien très efficace qui a réussi, sous le contrôle de Beria, à rattraper le retard nucléaire soviétique par rapport aux États-Unis. Mais très vite, la célèbre phrase « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » prit toute sa signification. Il mit en danger sa personne et sa famille pour prôner les droits humains à une époque de la guerre froide où l’escalade des postures aurait pu aboutir au pire. Il était devenu dissident.

Plan de l’article

Le dissident

Au lieu de choisir la facilité et la gloire, il réalisa au fil du temps l’aspect particulièrement monstrueux voire grotesque de la course aux armements nucléaires entre l’Est et l’Ouest et plus généralement, de la manière dont était gouverné son pays.

Dès 1957, Sakharov a publié un article pour mettre en garde contre les effets très néfastes à long terme des essais nucléaires : il avait calculé que chaque mégatonne testé dans l’atmosphère allait tuer 6 600 personnes au cours des 8 000 prochaines années sur la planète. En 1958, il publia un autre article dans « La Pravda » où il proposait quelques conseils sur la réforme de l’enseignement.

Dans les années 1960, il commença à critiquer ouvertement à la fois la course folle au nucléaire et la politique très bureaucratique du trio au pouvoir au Kremlin qui avait succédé à Khrouchtchev, à savoir Leonid Brejnev (1906-1982), Alexis Kossyguine (1904-1980) et Nikolaï Podgorny (1903-1983), au départ un quatuor avec Anastase Mikoyan (1895-1978).

Son action se politisa à partir de juin 1964 au sein de l’Académie des sciences dont il a convaincu l’honorable assemblée de refuser la cooptation de deux biologistes, proches des thèses farfelues du biologiste escroc Trofim Lyssenko (1898-1976), imposés par Khrouchtchev. En 1965, Lyssenko, ayant perdu ses deux protecteurs, Staline et Khrouchtchev, fut même exclu de l’Académie, après avoir envoyé au goulag et à la mort des biologistes chevronnés. Grâce à cette bataille gagnée, Sakharov se lia avec les frères Roy et Jaurès Medvedev qui l’encouragèrent à s’interroger plus généralement sur la nature du régime soviétique.

À partir de 1966, Sakharov multiplia ses prises de position pour défendre les dissidents (qu’il appelait des « penseurs libres ») que le régime avait emprisonnés. Le 6 juillet 1968, il publia à l’étranger « Réflexions sur le progrès, la coexistence et la liberté intellectuelle » : « La liberté de pensée est la seule garantie d’une approche démocratique de la politique, de l’économie et de la culture. ».

Ce qui mit les apparatchiks du parti communiste dans une folle rage, mais ceux-ci ne réussirent pas à le faire exclure de l’Académie (malgré les purges staliniennes, aucun académicien n’avait jamais été exclu et un précédent avec Sakharov aurait mis en insécurité les autres académiciens). Pourtant, dans ce livre, Sakharov ne se faisait que porteur des « droits humains », expression (traduite) utilisée aussi par le pape François, préférée à « droits de l’homme » : « J’ai été éloigné des dossiers top secrets et relevé de mes privilèges au sein de la nomenklatura soviétique. ».

Sakharov créa en 1970 avec d’autres scientifiques un Comité pour la défense des droits humains pour soutenir des dissidents opprimés, les faire libérer, leur éviter, le cas échéant, une condamnation à mort, fustiger la déportation de Soljenitsyne dont il s’opposait au « nationalisme grand russe » : « Je considère que la voie démocratique est la meilleure pour n’importe quel pays. Je considère que l’esprit slavophile, qui a existé pendant des siècles en Russie, combiné avec le mépris des étrangers, des autres peuples et des personnes d’une autre croyance, a constitué le plus grand malheur et non pas la santé de la Russie. ».

La première rencontre avec Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) a eu lieu le 26 août 1968. L’écrivaine dissidente Lydia Tchoukovskaïa (1907-1996) observait ainsi les relations entre les deux hommes : « Alexandre Soljenitsyne et Andrei Sakharov avaient des divergences d’opinion en philosophie, histoire et politique. Mais ils se respectaient profondément. Et naturellement, Soljenitsyne a défendu publiquement Sakharov à plusieurs reprises. Et naturellement, Sakharov a soutenu immédiatement son dissident contemporain dès que la rumeur de l’arrestation de Soljenitsyne a fait le tour de la ville le soir du 12 février 1974. » [Le Prix Nobel de Littérature 1970 fut arrêté en raison de la publication, à l’étranger, de « L’Archipel du goulag »]. Lydia Tchoukovskaïa fut la première lauréate du Prix Sakharov du courage civique de l’écrivain attribué en octobre 1990 par une association d’écrivains soviétiques puis russes.

Ce fut à l’occasion de ses actions pour la défense des droits humains qu’il rencontra à Kalouga Elena Bonner (1923-2011), médecin et militante des droits de l’homme, divorcée d’un premier mari, avec qui il se maria le 7 janvier 1972 après une relation qui avait commencé en août 1971. Sakharov s’était marié avec sa première femme, Klavdia Vikhireva, le 10 juillet 1943, et ils eurent trois enfants. Klavda était morte après une longue maladie le 8 mars 1969, ce qui plongea Sakharov dans un profond chagrin.

Les parents d’Elena Bonner étaient des militants communistes et son père avait participé à la Révolution en Transcaucasie et fut responsable du Komintern. Née au Turkménistan, elle a pu, enfant, croiser chez elle des visiteurs comme le futur tyran bulgare Gueorgui Dimitrov ou le futur autocrate yougoslave, le maréchal Tito. Quand elle a eu 14 ans, son père fut arrêté et fusillé l’année suivante, lors des purges staliniennes, et sa mère, condamnée, a vécu dix-huit années de prison, de camp et d’exil. Elena Bonner s’engagea comme infirmière durant la Seconde Guerre mondiale, blessée à deux reprises, et poursuivit des études de médecine pour devenir pédiatre. Ses parents réhabilités après la déstalinisation, elle adhéra au parti communiste en 1956, une erreur qu’elle a comprise en 1968 lors de l’invasion des chars soviétiques à Prague. Elle quitta le parti communiste et se mit à militer pour les droits de l’homme et la liberté d’expression : « Nous étions des gens absolument libres dans un État absolument pas libre. ».

Au cours des années 1970, Andrei Sakharov fut de plus en plus isolé par les autorités soviétiques, soit par les exils forcés, soit par les emprisonnements des opposants qu’il soutenait. Un événement majeur l’a réconforté dans son combat : le 9 octobre 1975, le Comité Nobel norvégien lui a attribué le Prix Nobel de la Paix avec ce qualitatif : « porte-parole de la conscience de l’humanité », ce qui relança son action publique et amplifia son écho dans la communauté internationale : « D’une manière convaincante, Sakharov a montré que les droits inviolables de l’homme constituaient la seule raison sûre d’une véritable et durable coopération internationale. ».

Le Kremlin lui refusa le visa pour aller recevoir le prix, si bien que ce fut Elena Bonner qui est venue le 11 décembre 1975 chercher le prix à Oslo et lire le message de son mari. Sakharov profita de cette nouvelle notoriété internationale pour publier « Mon Pays et le monde » où il s’en prenait à la répression du régime soviétique.

Son opposition contre l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS a monté d’un cran la réponse des autorités en ce qui le concernait : le 22 janvier 1980, il fut arrêté à Moscou et condamné son procès à un exil intérieur, emmené en résidence surveillée à Nijniy Novgorod (Gorki) où il ne pouvait ni sortir, ni téléphoner, ni écrire du courrier à sa famille, ni recevoir des visiteurs. Son seul lien avec le monde extérieur fut son épouse et aussi des publications scientifiques, car malgré son activité politique, il avait poursuivi ses travaux en physique fondamentale.

En tout, Sakharov resta isolé pendant six ans, et a même fait deux fois la grève de la faim, malgré son état physique déplorable, le 2 mai 1984 et le 16 avril 1985, pour réclamer qu’Elena Bonner, elle aussi très malade, après deux infarctus, arrêtée le 2 mai 1984 pour agitation antisoviétique et condamnée le 10 août 1984 à cinq années d’exil à Nijniy Novgorod, pût se faire soigner à l’étranger.

Sakharov chercha même à écrire son autobiographie, il a dû recommencer deux fois son manuscrit de huit cents pages car à deux reprises, le livre achevé avait été volé et détruit (le livre fut finalement édité après sa mort). Il a également subi un programme de répression psychiatrique spécialement conçue contre les dissidents. Pendant ce temps, au Kremlin, la gérontocratie s’effondrait : après Leonid Brejnev, Youri Andropov puis Konstantin Tchernenko se succédèrent, tous vieux et malades, jusqu’à l’avènement de Mikhaïl Gorbatchev le 11 mars 1985.

À l’extérieur de l’Union Soviétique, Andrei Sakharov a pu compter sur de nombreux soutiens. Ainsi, le 18 mai 1983 devant le Congrès, le Président des États-Unis Ronald Reagan décréta le 21 mai 1983 comme journée nationale Andrei Sakharov, à l’occasion de son 62e anniversaire : « Aujourd’hui, nous appelons les dirigeants soviétiques à redonner à Andrei Sakharov sa liberté. Le monde a besoin de son savoir, de sa sagesse et de sa noblesse. ».

Entre deux dimanches politiques catastrophiques (échec du PS aux élections européennes et manifestation d’un million de personnes en faveur de l’enseignement libre), le Président français François Mitterrand a sans doute apporté le soutien le plus médiatique au dissident au cours un voyage à Moscou. Il a en effet osé, lors du dîner officiel donné au Kremlin le 21 juin 1984 parmi plusieurs centaines de convives et la presse internationale, prononcer le nom d’Andréi Sakharov devant Constantin Tchernenko, Andréi Gromyko et de nombreux apparatchiks médusés : « Les accords d’Helsinski traitaient de la liberté de circulation. C’est pourquoi nous parlons parfois de cas symboliques, comme celui du Professeur Sakharov. (…) Nous ne voulons pas nous ingérer dans vos affaires. Mais vous savez que nous sommes en désacord sur l’Afghanistan. ». Il répondait à un toast de son homologue soviétique Tchernenko : « Ceux qui essaient de nous donner des conseils en matière de droits de l’homme ne font que provoquer chez nous un sourire ironique. ».

Avec Gorbatchev, la situation de Sakharov allait s’améliorer. Adepte de la perestroïka et de la glasnost, Gorbatchev a décidé sous la pression de la grève de la faim de Sakharov d’autoriser le voyage d’Elena Bonner qui alla se faire soigner aux États-Unis pour un sextuple pontage coronarien, d’octobre 1985 à juin 1986.

Finalement, Gorbatchev décida de libérer le couple Sakharov le 19 décembre 1986. Il l’a appris quand deux ouvriers vinrent lui installer la nuit une ligne téléphonique et pour l’essayer, il a eu au bout du fil Gorbatchev qui lui a annoncé qu’ils pouvaient rentrer à Moscou.

Pour rendre hommage à l’action de Sakharov en faveur des droits de l’homme, le Parlement Européen a créé en décembre 1985 le Prix Andrei Sakharov pour honorer ceux qui ont consacré leur vie à la défense des droits de l’homme et des libertés, parfois à titre posthume. Le premier prix a été attribué en 1988. Ainsi, entre autres, ont été ainsi honorés par la commission des affaires étrangères et la sous-commission des droits de l’homme du Parlement Européen Nelson Mandela (1988), Anatoli Martchenko (1988), Alexander Dubcek (1989), Aung San Suu Kyi (1990), Taslima Nasreen (1994), Wei Jingsheng (1996), Ibrahim Rugova (1997), Xanana Gusmao (1999), Alexandre Milinkevitch (2006) et Mohamed Bouazizi (2011).

Le démocrate

Loin de se satisfaire de cette vague de réformes en Union Soviétique, Andrei Sakharov n’a cessé de s’opposer à Gorbatchev sur l’idée de la démocratie. Réhabilité, il se fit élire membre du présidium de l’Académie des sciences en octobre 1988.

Son action politique connut ensuite son « heure de gloire » lorsqu’il a été élu le 26 mars 1989 député dans le nouveau Congrès des députés du peuple, la chambre basse de l’Union Soviétique chargé de désigner le Soviet Suprême, comprenant 2 250 sièges. Les élections étaient semi-libres (avec 5 074 candidats), et Sakharov fut élu sur le « quota » de l’Académie des sciences. Il fut l’un des dirigeants de l’opposition démocratique, en coprésidant le groupe interrégional.

Parmi ses échanges parfois virulents avec le pouvoir, il y a eu, la veille de sa mort, cette scène, qui fut filmée, d’un Sakharov très entêté réclamant l’abrogation de l’article 6 de la Constitution de l’URSS qui accordait au parti communiste son rôle dirigeant, face à un Gorbatchev agacé, fermé, cassant, refusant toute évolution et déjà bien attaqué par « ses » conservateurs : « L’affrontement entre les deux hommes fut bref, mais plein d’enseignements. D’un côté il y avait le vieillard convaincu et tenace, symbole du contre-pouvoir. De l’autre un homme de pouvoir, soudain autoritaire et excédé, méprisant. La scène n’a duré que quelques secondes, mais elle mérite d’être revue et méditée. Elle est aussi vraie que les images d’un Gorbatchev bonhomme et enjoué dont nous sommes abreuvés. » (racontait Jacques Amalric le 16 décembre 1989).

Il avait rédigé un projet de constitution soviétique basé sur les droits humains qui n’a jamais eu le temps d’être discuté. Le 14 décembre 1989, Andrei Sakharov s’effondra à la suite d’une crise cardiaque à son domicile à Moscou. Il avait vécu un printemps et un été 1989 extraordinaires avec la nomination d’un gouvernement non communiste en Pologne et la chute du mur de Berlin. Quelques mois plus tard, l’Union Soviétique elle-même s’écroula sans effusion de sang, le 25 décembre 1991.

Le courage

Courage, c’était sans aucun doute ce mot qui revient sans cesse à l’évocation de Sakharov, qui préféra perdre tous ses privilèges pour défendre la dignité et les droits humains au cours d’une période très difficile. Sans ce type de personnes qui ont anticipé l’histoire, jamais les événements de 1989 puis de 1991 auraient pu se produire à l’est du Rideau de fer. Sakharov laissera donc à la mémoire du monde un souvenir plus politique que scientifique.

Quant à Elena Bonner, elle s’est profondément opposée à la politique répressive du gouvernement russe contre le peuple tchétchène, a condamné les méthodes très autoritaires de Vladimir Poutine(elle a été la première signataire d’un manifeste appelant le 10 mars 2010 à la démission de Poutine) tout en s’inquiétant d’un retour à l’antisémitisme en Europe. Elle est morte d’une insuffisance cardiaque le 18 juin 2011 à Boston après son hospitalisation le 21 février 2011 (ses enfants habitant aux États-Unis).

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