« Douze hommes en colère » : le procès dont vous êtes le juré

Publié le : 11 août 20216 mins de lecture

Objet des délibérations. Douze hommes en colère s’érige-t-il en candidat naturel au panthéon du septième art ?

Déroulement des faits. C’est orné d’une casquette de producteur qu’Henry Fonda décida de se tourner vers Sidney Lumet, vétéran de la petite lucarne, en vue de lui proposer la réalisation du drame judiciaire qu’il cherchait alors à mettre sur les rails. Confiant en ses qualités de metteur en scène et de directeur d’acteurs, le comédien américain plaça cet adepte de la télévision en direct aux commandes d’un huis clos oppressant, interrogeant tant le système pénal états-unien que la dynamique de groupe. Fiévreux et aussi limpide qu’un filet de lumière dans la pénombre, Douze hommes en colère sonde avec une juste mesure des jurés chargés de statuer au sujet d’un parricide, se retirant pour délibérer le temps d’un après-midi caniculaire. Prisonnier d’une subjectivité à laquelle on ne peut se soustraire, chacun ne verra l’affaire qu’à travers le prisme déformant de ses propres conceptions, devant dès lors lutter pied à pied contre des préjugés et projections appelés à fausser l’équation factuelle. Plaidoyer humaniste, ce long métrage intemporel échafaude un témoignage à charge porté à l’encontre d’une justice expéditive, au verbe plus haut que les scrupules. Ainsi, pressés par le temps, quelques-uns des douze jurés n’auront de cesse de chercher à quitter les lieux hâtivement, au mépris de la vie d’un jeune homme d’à peine dix-huit ans.

Pièces à conviction. Si Douze hommes en colère truste les premières places des classements cinématographiques, ce n’est pas seulement en raison de sa portée humaniste, ni même de son opposition sous-jacente à l’appareil répressif américain, et plus significativement à la peine de mort. L’œuvre de Sidney Lumet s’apparente avant tout à une formidable leçon de mise en scène, exaltée par des numéros d’acteurs enlevés et un climat de suspense s’exprimant crescendo, vissé aux focales, dans une pièce surchauffée. Maître d’un bloc monolithique chevillé aux trois unités, le cinéaste américain soigne le rendu photographique, filme au plus près de ses interprètes et laisse la sève créatrice couler à larges flots. L’œil aux aguets, il se joue de la profondeur de champ, l’ajuste à loisir, tout en accordant une attention particulière à la composition des plans, au cadrage et à l’espace, qui apparaît de plus en plus exigu, acculant graduellement les jurés. Très vite, la salle de délibération devient le théâtre de monologues embrasés, de jugements à l’emporte-pièce et, enfin, d’un doute qui s’instille lentement dans les esprits. Parfaitement ciselés, les dialogues s’amoncellent en une nuée d’idées incisives, socle d’un script aussi rigoureux qu’engagé, creusant avec conviction le sillon pamphlétaire. Une précision d’écriture qui trouvera son pendant technique dans le montage de Carl Lerner, convertissant les 365 plans distincts en une entité remarquablement agencée, d’une fluidité imperturbable, sans flottement ni engourdissement.

Témoignages. Pris à témoin, le public n’est pas loin de faire office de treizième juré. Spectateur d’un étouffement progressif, il est appelé à peser chaque argument, à confronter les points de vue et à se départir de ses propres préjugés. L’accusé, jeune adulte au passé trouble, régulièrement violenté, issu des « faubourgs sordides », relève-t-il de la graine criminelle ou est-il lui-même la victime d’idées reçues ?  L’incompétence et le désintérêt d’un avocat commis d’office peuvent-ils réellement mener un innocent à la mort ?  Les imprécisions des témoins constituent-elles la preuve d’une affaire montée en épingle et largement fantasmée ?  En quoi le doute cartésien qui anime Franklin Davis serait-il le signe d’une prétendue « philanthropie » ?  Ce plafond qui ne cesse de s’abaisser, ces murs qui se rapprochent sans coup férir, cette caméra qui s’affaisse progressivement, cette chaleur qui esquinte les corps : dans quelle mesure conviendrait-il d’y déceler la représentation allégorique d’une justice asphyxiante, exténuée, plus que jamais aux abois ?  Un maillage d’interrogations qui accroît encore les niveaux de lecture.

Verdict. Chef-d’œuvre peu financé tourné en seulement 21 jours, Douze hommes en colère joint à une réflexion indispensable une virtuosité technique sans faille. Cette adaptation d’une pièce de Reginald Rose dépasse largement le cadre de la simple fable humaniste ; c’est aussi et surtout la démonstration irréfutable de la portée absolue du langage cinématographique, capable d’effets explicites et circonstanciés propres à doubler n’importe quelle couture narrative. Un panorama sociétal et juridique qui se range en toute logique aux côtés des grandes œuvres fondatrices du septième art.

Qu’est ce que la fleur de la vie ?
Qui est réellement Pierre Cornu ?

Plan du site