Rached Ghannouchi : la langue de bois islamiste

Publié le : 23 avril 202117 mins de lecture

Un totalitaire soi-disant « modéré »…

Au sujet de l’islam, un livre d’entretiens entre le journaliste Olivier Ravanello et le leader du parti islamiste tunisien Ennahdha, Rached Ghannouchi, vient d’être publié chez Plon*. L’occasion pour le totalitaire de montrer un visage rassurant de son mouvement. Un visage qui correspond mal à la réalité…

Au début du mois les éditions Plon ont publié Au sujet de l’islam, un livre d’entretiens avec Rached Ghannouchi, le dirigeant du parti islamiste tunisien, Ennahda — le terme signifie « Renaissance » en arabe. Le chef politique y expose sa vision de la laïcité, de l’islam, de la femme, de la liberté… Une vraie langue de bois.

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L’objectif des Frères musulmans : le Califat mondial

Rached Ghannouchi assimile l’attentat du Bardo perpétré par Daech à « une déclaration de guerre » [1] et explique que, pour les terroristes, « la liberté les dérange ». Il martèle que « d’enlever des enfants, de les vendre sur des marchés, de tuer des innocents, tout cela n’est pas l’islam ». Au sujet de la loi sur le port du voile en France, il insiste sur le devoir des musulmanes de la respecter (« Si la loi interdit le port du voile, il faut appliquer la loi. ») même s’il la juge, personnellement, « contraire aux principes de liberté de la Révolution française ». C’est pourquoi, la musulmane « doit exercer ses droits à l’enseignement, au savoir, au travail » et, donc, « doit adapter sa tenue aux exigences de la loi française et des règlements ». Quant à la participation des musulmans à la vie politique française, il la conçoit dans le cadre existant : « Je ne conseille pas aux musulmans de France de constituer un parti religieux, dit-il. […] Je leur conseille d’entrer dans les partis, les syndicats, les associations puisqu’ils sont citoyens français. »

De ces quelques propos on serait tenté, a priori, de conclure que Rached Ghannouchi et le mouvement qu’il représente ont assimilé les idées de liberté, de démocratie, de laïcité et d’émancipation de la femme. On se tromperait. Un islamiste reste un islamiste, c’est-à-dire l’adepte d’une idéologie totalitaire qui voue les sociétés libres à l’anéantissement. Rached Ghannouchi s’inscrit dans le courant islamiste dit « modéré », par opposition à l’« islamisme radical » qui use de la violence comme Daech. On ne comprend rien aux Frères musulmans, dont Ennahdha est la branche tunisienne, si on ne tient pas compte de leur rapport au temps qui n’est pas du tout le même que celui des djihadistes. [2] Pour les Frères, tel Rached Ghannouchi, le Califat mondial se réalisera dans un avenir encore lointain, il faut prendre le temps d’islamiser les foules, cela se fait progressivement et patiemment. À l’inverse, les islamistes radicaux sont beaucoup plus pressés et emploient les armes et la terreur pour faire advenir le Califat — Daech en est l’exemple type. Voilà pourquoi monsieur Ghannouchi condamne les terroristes : non pour leur objectif et leur doctrine, mais pour les moyens qu’ils utilisent pour y parvenir.

Par ailleurs, l’emploi de la formule éculée « tout cela n’est pas l’islam » pour condamner les crimes commis par les terroristes est purement rhétorique. De quoi s’agit-il alors ? De nazisme ? De judaïsme ? De christianisme ? N’en déplaise à monsieur Ghannouchi, l’assassinat de touristes et de journalistes, l’enlèvement et la réduction en esclavage de femmes et d’enfants, le nettoyage ethnique, le massacre d’enfants… tout ça, c’est de l’islamisme. Pourquoi donc ressent-il le besoin et la nécessité d’insister sur la prétendue incompatibilité entre les crimes commis par ses cousins idéologiques et l’islam ? Parce qu’il ne peut reconnaître, devant le public occidental, que ces atrocités sont les fruits macabres de l’idéologie mortifère dont il est l’un des plus illustres représentants. Son objectif est donc de dégager l’islamisme de tous ses crimes… mais en évoquant l’« islam ». On voit ainsi comment, implicitement, il assimile l’islamisme à l’islam. C’est exactement la même stratégie qui est à l’œuvre dans le concept d’islamophobie (lire à ce propos Vous avez dit islamophobie ?)

« Les Juifs, en qui il faut voir des ennemis de Dieu… » (Rached Ghannouchi)

D’autres propos tenus dans le passé par Rached Ghannouchi invitent à prendre avec de très grandes précautions ceux qu’il tient à Olivier Ravanello. Ainsi, dans son livre intitulé Les libertés publiques dans l’État islamique, le leader d’Ennahdha explique tranquillement :

« Comment ne pas stipuler l’islamité d’un chef de l’Etat, dont la tâche essentielle est d’accomplir la religion, d’orienter la politique de l’Etat dans les limites de l’islam, d’éduquer la Oumma selon l’islam, d’être son imam pour la prière, de la prêcher ex cathedra…et d’être pour elle l’exemple à imiter ? Le Coran a tranché en stipulant que la souveraineté appartient à Dieu. » [3]

En note de bas de page, il ajoute :

 « Il est à noter que la plupart des constitutions arabes, y compris la constitution tunisienne, ont stipulé l’islamité du chef de l’Etat. Il s’agit en effet d’une stipulation trompeuse et vide de contenu, tant que ces constitutions ne cautionnent pas d’articles imposant la charia comme source principale de toute législation, et tant qu’elles ne contrôlent pas la constitutionalité et l’islamité des lois. » [4]

C’est limpide : pour monsieur Ghannouchi, le droit ne saurait avoir d’autres sources que la charia, c’est-à-dire la loi islamique. Autrement dit, la laïcité est l’ennemi, ce qui est tout à fait logique dans l’esprit d’un islamiste. D’ailleurs, quelques années auparavant, en 1989, dans une interview accordée à un quotidien algérien, Rached Ghannouchi déclarait :

« La société islamique est fondée sur l’interprétation des valeurs organisant la vie des individus et des communautés. De plus, elle organise le côté spirituel de ces derniers. C’est pourquoi, on ne saurait concevoir de société islamique laïque, ou de musulman laïc que si ce n’est en renonçant à ce qui est fondamental en Islam. […] Une société ne saurait être islamique qu’à condition de ne pas être laïque et d’accepter l’unicité de Dieu » [5]

En matière de droits de l’homme et de tolérance, monsieur Ghannouchi a également, sur le plan des déclarations, un lourd passif qui ne plaide pas en sa faveur. Ainsi, en décembre 1990, lors du premier congrès islamique se tenant à Téhéran, il déclara :

« les premières lueurs de l’islam apparaissent, ainsi que les promesses d’un islam victorieux, avec un Etat islamique international… un islam qui réglera leur compte aux armées juives criminelles qui poursuivent leur croisade contre notre Oumma… L’adversité est de nature à éveiller notre nation, et à l’inciter au Djihad, à l’union et au combat contre ces régimes traîtres qui nous oppriment » [6]

La notion de jihad, au centre de la pensée de Qutb, l’idéologue des Frères musulmans, se retrouve donc dans la bouche de Ghannouchi.

Enfin, on ne saurait être un bon islamiste si on n’est pas antisémite…

« Ce qu’il y a de plus dangereux dans la conciliation avec l’Etat Juif, c’est son influence sur ce qui reste des barrières psychologiques de notre communauté, ces barrières constituées par le dégoût à l’égard des juifs en qui il faut voir des ennemis de Dieu et de l’humanité faisant du mal partout où ils vont… » [7]

Au regard de ces quelques paroles on notera deux choses. La première est que, visiblement, la liberté le dérange autant qu’elle dérange les fous furieux en armes qui mitraillent ou décapitent des innocents. La seconde, c’est la déclaration mensongère qu’il fait à Olivier Ravanello. Ce dernier lui demande en effet pourquoi il n’a pas dit plus tôt que les crimes des djihadistes étaient contraires à l’islam. Et il répond : « Mais je l’ai toujours dit et continue à le dire ! » Or, inciter au jihad contre l’Occident, encourager au génocide et aspirer à instaurer la charia ne semblent pas, au premier abord, constituer des condamnations très explicites des exactions commises par les islamistes…

La femme n’est pas l’égale de l’homme

Quel est l’avis de monsieur Ghannouchi sur la femme ? Olivier Ravanello lui demande : « Votre fils doit-il hériter plus que votre fille parce que, en tant qu’homme, il aura plus de dépenses à assumer ? » Et la réponse : « Oui. Une fille va se marier et ses dépenses seront prises en charge par son mari ». Il ajoute que l’homme et la femme « n’ont pas les mêmes droits et devoirs dans la société » et que la « société islamique est basée sur la famille, alors que les sociétés occidentales sont basées sur l’individu ».

Soulignons d’abord que les sociétés occidentales n’ont pas toujours reposé sur l’individu, loin s’en faut. L’individualisme — au sens noble et premier du mot, non dans son sens péjoratif l’assimilant à l’égoïsme — est une invention relativement récente venue des Lumières. Ensuite, les sociétés arabo-musulmanes, encore aujourd’hui, sont marquées par une organisation traditionnelle et par la morale de groupe : c’est Hatem M’Rad qui l’affirme dans son excellent ouvrage Libéralisme et liberté dans le monde arabo-musulman [8]. En conséquence, l’individu, et notamment la femme, a très peu de liberté vis-à-vis du groupe. La femme n’est qu’une personne de seconde zone et le rôle joué par la honte et le poids social gigantesque du regard d’autrui qui sont le corollaire des sociétés où la morale de groupe est prééminente les contraint à porter le voile, à ne pas divorcer, voire à ne pas porter plainte pour viol — si elle s’est fait violer, c’est sans doute qu’elle a « tenté » son violeur… C’est exactement à cette vision des choses que monsieur Ghannouchi souscrit quand il met en avant la base familiale de la société islamique. Il revendique même cette inégalité entre l’homme et la femme.

Le mythe d’un « islamisme modéré »

Mais il y a mieux que les paroles pour démonter la mystification de Rached Ghannouchi. Il y a les pratiques mises en œuvre par son parti. Ennahdha est la filiale tunisienne des Frères musulmans, fondée le 6 juin 1981. Comme pour sa maison-mère égyptienne, Ennahdha se dota d’un « appareil secret », en clair une organisation armée qui ne se contenta pas de commettre des actions contre la dictature de Bourguiba puis de Ben Ali, mais se livra aussi à des assassinats de touristes étrangers dont on voit très mal en quoi ils servaient à combattre le régime en place.

Ennahdha remporta les élections législatives de 2011. Étrangement, du jour au lendemain, apparurent en Tunisie nombre de groupes salafistes, avec lesquels le parti fit alliance, et qui se mirent à intimider les femmes, les homosexuels, les intellectuels… L’un de ces groupes était Ansar al-Charia, qui n’était rien d’autre qu’une émanation de la branche armée d’Ennahdha.

Le parti de Ghannouchi au pouvoir manifesta son mépris pour la liberté d’expression. Ainsi, une séquence de deux minutes du film Persépolis, diffusé sur Nassma TV, où l’on voit l’héroïne discuter avec Dieu, déclencha le courroux des bigots d’Ennahdha et de leurs alliés salafistes. En réaction, le directeur de la chaîne qui avait commis le sacrilège de diffuser le film fut traîné en justice et condamné pour trouble à l’ordre public ! En revanche, les appels au meurtre des salafistes contre les mécréants, eux, furent tolérés…

Le parti Ennahdha ne fut pas non plus gêné par les rixes quotidiennes qui impliquèrent, à partir du 28 novembre 2011, des étudiants salafistes à l’université de la Manouba, qui dut fermer le 6 décembre. Ces salafistes avaient pris la défense d’étudiantes qui s’étaient présentées aux cours intégralement voilées, contrevenant ainsi au règlement de l’établissement. Depuis la chute de Ben Ali, les intimidations et les débats pour remettre en cause les acquis des femmes traduisent l’influence bien réelle des islamistes dans le pays.

Un autre domaine où le parti de Rached Ghannouchi ne montra nullement la preuve de son attachement à la liberté est la justice où le « deux poids, deux mesures » s’applique très bien en matière de religion. Ainsi, en mars 2012, un jeune homme fut condamné à quatre ans de prison après un jugement expéditif et malgré des doutes sur sa santé mentale, pour avoir jeté aux toilettes des pages du Coran. Au contraire, en mai de la même année, un jeune salafiste n’écopa que de six mois avec sursis pour avoir remplacé le drapeau tunisien par celui des salafistes dans la cour de la Manouba.

Ces exemples, ainsi que le double discours de Rached Ghannouchi attestent sans ambiguïté possible de la nature proprement totalitaire d’Ennahdha. Ils montrent, surtout, que l’islamisme « modéré » est un mythe. Toute l’écoute que l’on voudra accorder aux Frères sera vaine : ceux-ci ont un discours bien rôdé à destination des Occidentaux qu’ils ne veulent surtout pas effrayer alors qu’ils sont en train de s’immiscer, lentement mais sûrement, dans les institutions des pays démocratiques, et jusque dans les esprits d’une frange non négligeable de ses habitants. La langue de bois et la propagande du type de Ghannouchi entre dans cette stratégie à long terme, voire à très long terme, qui consiste à islamiser petit à petit les sociétés jusqu’à y instaurer un État islamique. Ce qu’on appelle abusivement « islamisme modéré » ne diffère en rien, fondamentalement, des « islamistes radicaux » décapitant au couteau ou brûlant vif leurs otages. Leur objectif est identique : le Califat mondial.

Notes
* Ghannouchi, Rached et Ravanello, Olivier, Au sujet de l’islam, Paris, Plon, 2015, 208 pages.

[1] Toutes les citations d’Au sujet de l’islam sont extraites du Point du 2 avril 2015 qui en a publié les bonnes feuilles.

[2] Nous avons déjà évoqué cette question dans notre article L’utopie islamiste.

[3] Ghannouchi, Rached, Les libertés publiques dans l’État islamique, Beyrouth, Centre d’études de l’unité arabe, 1993, p. 54. Toutes les citations de Rached Ghannouchi ne provenant pas du livre Au sujet de l’islam sont tirées de cet article.

[4] Ibid.

[5] Algérie Actualités, 12 octobre 1989.

[6] Revue de l’islam et de la Palestine, 6 février 1991.

[7] Ghannouchi, Rached, Articles du mouvement islamique en Tunisie, Paris, D.A.K, 1984.

[8] M’Rad, Hatem, Libéralisme et liberté dans le monde arabo-musulman. De l’autoritarisme à la Révolution, Éditions du Cygne, 2011 (voir notamment les pages 43 à 52).

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