« Alice dans les villes » : le vertige des abîmes

Invité à la projection du dernier Peter Bogdanovich, Wim Wenders n’en croit pas ses yeux. Sorte de jumeau thétique, La Barbe à papa ressemble à s’y méprendre au road-movie qu’il s’apprête à tourner. Gêné aux entournures, le réalisateur allemand n’a d’autre choix que de reconsidérer son scénario, sacrifiant l’action au profit d’une peinture circonstanciée de l’errance et des grands ensembles urbains.

Épopée fondatrice, Alice dans les villes devra ainsi au hasard le reformatage de ses lignes directrices, Wim Wenders installant subséquemment deux personnages en rupture avec leur environnement dans un écrin citadin. Son regard avisé sur la ville moderne et la filiation le placera définitivement parmi les artisans du renouveau teuton, aux côtés des Werner Herzog, Alexander Kluge et Rainer W. Fassbinder, des auteurs influencés par la Nouvelle Vague française, qui bousculeront les conventions au cours des années 1960-1970, nichant la critique sociale au cœur même de leurs préoccupations.

Bien plus qu’une simple monographie en mouvement, Alice dans les villes s’apparente à une chronique polyphonique en trois axes, articulée autour des liens filiaux, du voyage et du malaise existentiel. Un contact rugueux avec le réel, branché sur les dilemmes psychologiques et soumis à une nuée de désenchantements.

Jusqu’au bout du monde

Alors que lui est momentanément confiée la garde de la jeune et capricieuse Alice, Philip n’hésite pas à se dévouer corps et âme pour l’épauler et prétendre à sa considération. Les retrouvailles programmées entre la gamine et sa mère ayant tourné en eau de boudin, il se résoudra même à sillonner le continent à la recherche d’un proche susceptible d’accueillir provisoirement l’enfant. Une entreprise vaine, soldée par un échec retentissant.

La vie par procuration. Comme en témoignent certains dialogues entrecoupés de silences et plusieurs regards attendrissants, le journaliste va progressivement s’extirper de l’indifférence pour s’éveiller à l’affection et à la compassion, puisant en Alice le souffle d’humanité qui lui faisait tant défaut. Refusant tout schématisme, Wim Wenders leste alors son œuvre d’une réflexion à double fond touchant à la filiation, inscrivant au passage les liens amicaux et tutélaires à la lisière d’une faillite parentale qui ne dit pas son nom.

Résistante aux caprices, à la tyrannie infantile et aux questions polysémiques – la réflexion sur la peur, un modèle du genre –, cette amitié naissante se voit mise en exergue par une réalisation inventive, capable d’instiller une ramification narrative au seul moyen d’un gros plan étudié sur un visage affligé. Témoin du caractère doux-amer de cette union de circonstance : l’énumération des villes allemandes par un Philip magnanime, alors même qu’Alice, apeurée, se calfeutre dans une toilette publique. Une ambivalence qui prend tout son sens lors du plan final. Le train, lancé à toute vitesse, ne se dirige-t-il pas furieusement vers un déchirement inéluctable ?

Sur la route

Et si Alice dans les villes n’était rien de moins que le reflet déformant de Philip Winter ?  Comme le journaliste-photographe qu’il s’attache à mettre en scène, le road-movie de Wim Wenders semble profondément saisi par la force iconique, et absolument insensible au verbiage. On s’y déplace en voiture, en train, en bateau, en avion et même en téléphérique. Les travellings lèvent le voile sur les paysages ruraux avant qu’une caméra embarquée ne sonde à son tour les milieux urbains. La route, filmée de mille façons, est plus que jamais prétexte aux vues subjectives, aux inclinaisons et aux courses folles. Errant à Amsterdam ou dans une Allemagne magnifiée par la photographie de Robert Müller, les deux protagonistes, unis par les circonstances, apprennent à se connaître tout en traversant une mosaïque de paysages bigarrés. Car Alice dans les villes, c’est avant tout un cadre européen enveloppant, labyrinthique, battant la mesure des sentiments humains. Un champ naturel balayé par l’objectif, sans négligences de style ni folklore publicitaire.

Boulevard du crépuscule

L’ouverture aligne déjà les jalons. Avec une précision d’horloger. La caméra se meut méticuleusement jusqu’à laisser transparaître un homme esseulé, quelque peu avachi, la mine grise. L’entrée en scène de Philip Winter constitue la promesse d’une chronique humaine désillusionnée, incapable d’abandon et de plaisir. Sa maison d’édition lui a commandé un article sur les paysages américains, mais le journaliste est en panne sèche. D’inspiration comme d’enthousiasme. Indolent, il n’est affecté que par l’image, devenue le témoin et le prolongement de sa propre existence.

À en croire son amie, Philip serait perdu, torturé, « dans un état second ». Abusé par ses propres perceptions, il en arrive à substituer au monde la photographie, par nature biaisée et tronquée, surtout au regard d’une plénitude échappant à tout cadre. C’est finalement Alice, variante complémentaire, qui lui ouvrira la voie d’un épanouissement relatif.

La langueur inaugurale, presque poétique, avec ses contemplations passives et ses séquences entièrement muettes, colle parfaitement à la solitude polaire que Wim Wenders suggère à demi-mot. Une insuffisance, un vide émotionnel, que viendra combler la jeune Alice, elle-même en peine, et supposément abandonnée. Les jeux de miroir et de reflet tiennent alors lieu de symboles métonymiques, à l’instar de ces avenues arpentées de long en large, en quête de tout. Plus qu’un récit initiatique, Alice dans les villes s’impose au final comme un conte flottant, double, ambigu, bercé par des riffs entêtants. Un propos amer contrebalancé par la beauté formelle. Un cri de désespoir étouffé par un coussin de flanelle.

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