« Apocalypse Now » : une vision démesurée de l’horreur

Un tournage cauchemardesque. Une jungle grondante. La construction d’un village entier. Des plateaux philippins balayés par les typhons. Des problèmes de drogues. Un Marlon Brando peu préparé, financièrement exigeant et en grande méforme physique. Un Harvey Keitel hâtivement évincé, remplacé par Martin Sheen, lui-même temporairement écarté en raison d’une crise cardiaque. Un Francis Ford Coppola contraint d’investir des fonds personnels, devenu paranoïaque, menaçant à plusieurs reprises de se suicider et se délestant malgré lui, en un temps record, d’une bonne quarantaine de kilos. Une aide logistique accordée par le dictateur Ferdinand Edralin Marcos, impliquant notamment des hélicoptères de l’armée philippine qu’il fallait repeindre avant et après chaque prise de vues. Un montage titanesque, interminable, s’étendant sur plusieurs années et consacrant tout le génie de Walter Murch. C’est peu dire que le tournage d’Apocalypse Now appartient désormais à la légende. Ironiquement rebaptisé Apocalypse When ? par une presse sarcastique, ce chef-d’œuvre à l’ambition folle aura brûlé seize longs mois avant d’être (enfin) mis en boîte. Mais qu’on se le dise tout de même : le jeu en valait amplement la chandelle.

Un spectacle mégalo. Adaptation libre d’un roman de Joseph Conrad, Apocalypse Now sonde et décline la folie militaire qui noyaute frénétiquement les communautés humaines. Les paysages désolés, quotidien d’une nation minée par la guerre, y préfigurent la détresse des cœurs et le délabrement des esprits. Depuis Le Parrain et Conversation secrète, Francis Ford Coppola se répand sans discontinuer en énigmes morales et portraits inépuisables, une ossature narrative portée à des hauteurs insoupçonnées, qui sied à merveille à ce tourbillon de fumée à la fois mélancolique et démesuré, superbement photographié par Vittorio Storaro. Feu d’artifice tragique et herculéen, Apocalypse Now capture l’immensité de l’horreur guerrière, déploie des nuées d’hélicoptères dans un ciel acacia, teinte joyeusement les nuages de poussières et de cendres, pèse au trébuchet la profondeur de l’image, se repaît de regards face caméra, de travellings, de lumières bariolées et de plans-séquences vertigineux. Magnifiée par « La Chevauchée des Walkyries », de Richard Wagner, la scène de l’attaque aérienne, anthologie du septième art, témoigne fidèlement de la puissance iconique et dramaturgique de cette sorte de 2001 vietnamien. Car Coppola et Kubrickpartagent sans nul doute une même mégalomanie créatrice, le goût du détail caché et de l’ambiguïté, ainsi qu’un sens peu commun de la mise en scène.

Un face-à-face sous tension. Bienvenue au Viêt Nam, épicentre de la perdition. Commandant renégat des Forces spéciales, le colonel Walter Kurtz a recours à des méthodes expéditives pour concrétiser ses desseins. Sévissant au-delà des frontières cambodgiennes, le militaire déchu se soustrait au commandement de l’armée, menant clandestinement des opérations sanguinaires et destructrices à l’aide d’un groupe d’indigènes entièrement acquis à sa cause. Chargé d’éliminer ce despote incontrôlable, le capitaine Benjamin Willard remonte le fleuve et s’enfonce dans la jungle à bord d’un patrouilleur mis à sa disposition. Un périple au cœur de la terreur, où la mélancolie crépusculaire se répand comme une hémorragie. Des visions apocalyptiques qui font le nid de syndromes de guerre et d’angoisses tétanisantes. Reclus dans une chambre d’hôtel de Saigon, Willard s’imbibait volontiers d’alcool et s’abandonnait peu à peu à une folie inexpiable. Désormais à la poursuite d’un énigmatique fantôme du chaos, il se questionne avec constance quant aux motivations du colonel. Pourquoi avoir soudainement renoncé à une miroitante carrière ?  Comment un officier doté de tels états de service a-t-il pu retourner sa veste pour finalement faire cavalier seul ?  Qu’est-ce que l’état-major, puits à secrets, lui reproche vraiment ?  Alors que le jeune capitaine s’imprègne du dossier de Kurtz, une introspection en voix off fait écho aux doutes et réflexions qui l’animent. Une plongée dans les pensées embrouillées d’un cadre militaire ambivalent.

Qui commande vraiment ?  L’ironie sardonique est une première jauge de profondeur. Entre l’obsession des vagues, les gros plans sur la viande, le montage alterné avec l’abattage d’une vache et les répliques parfaitement troussées (« J'aime l'odeur du napalm au petit matin »), Apocalypse Now apparaît à la fois comme le réceptacle et la satire caustique de l’horreur armée. Étrangère à toute notion de sensibilité, la confrontation finale radiographie froidement la démence et la violence exacerbée. Tout y est renvoyé à la vanité des hommes, à leur orgueil débridé et intrusif. Le colonel Kurtz y apparaît comme une caricature nécessaire, un seigneur de la jungle éclairant sans retenue les abaissements américains, véritables maîtres des lieux. Ainsi, pendant que des gosses venus de tous horizons s’écharpent sans ménagement, l’état-major mène une existence fastueuse à l’abri des balles et des roquettes. Le capitaine Willard, renvoyé dans la fosse aux lions, ne peut finalement que se fondre dans l’abîme d’abjection. Un spectacle aussi fascinant que cauchemardesque, dont le charme ténébreux demeure aujourd’hui encore intact. Comme s’il se dérobait aux caprices du temps.

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