Charb : « Lettre aux escrocs de l’islamophobie »

La caricature est avant tout un art de la synthèse : en quelques traits, en peu de mots, le caricaturiste délivre un message immédiatement compréhensible. Dans son ultime essai, dont le manuscrit fut achevé peu avant son assassinat, Charb fait preuve de ce même esprit synthétique, où la phrase fait mouche, où l’idée émerge d’un court paragraphe.
On a parlé, à propos de cette Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes (Les Echappés, 93 pages, 13,90 €), de « testament ». Le terme reste discutable, dans la mesure où l’auteur ignorait par définition, lorsqu’il y posa un point final, qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre ; elle n’en demeure pas moins le fruit d’une réflexion argumentée, un fer porté au cœur d’une bien-pensance à la mode, pour en finir avec les accusations « d’islamophobie » lancées contre le journal – accusations pourtant réfutées par la sérieuse étude des « Unes » publiée dans Le Monde en février dernier. Ce livre sonne en effet comme un réquisitoire contre les faussaires de l’angélisme, contre une partie de la Gauche qui, reniant son héritage historique, peine à choisir entre la laïcité et la liberté d’expression d’une part et, de l’autre, la recherche illusoire d’une paix sociale fondée sur un « vivre-ensemble » communautariste dont le politiquement correct serait l’unique moteur. Une Gauche polymorphe mais pusillanime qui finit par sacrifier la liberté sur l’autel du néoconformisme – la gêne exprimée par certains commentateurs de presse et autres maîtres à penser depuis sa publication trahit ce malaise – tout en abandonnant la défense de la laïcité à l’Extrême-droite, reddition en rase campagne peu glorieuse et qui ne laisse pas de surprendre lorsque l’on observe les liens qui rattache traditionnellement cette mouvance avec le christianisme intégriste…. Cependant, il faut bien admettre qu’à force de vouloir « bien penser », on finit par ne plus penser du tout. Limiter la liberté d’expression à l’alignement d’idées susceptibles de ne heurter personne revient à évacuer tout type de débat, car il se trouvera toujours des esprits chagrins pour se prétendre blessés par un argument des plus anodins, mais qu’ils jugeront opposé à leur vision du monde. S’ils avaient dû se plier à cette règle de « bienséance » ridicule, les grands intellectuels, poètes ou écrivains de tous les temps n’auraient pas écrit une seule ligne et nous évoluerions dans cette inculture que les religieux extrémistes appellent de leurs vœux, quand ils ne la provoquent pas en détruisant des pans entiers du patrimoine. L’auteur s’interroge en particulier sur l’utilisation irrationnelle du terme « islamophobie », développé ces dernières années, faut-il le rappeler, par les islamistes radicaux pour tenter de réduire au silence tout discours critique en amalgamant volontairement celui-ci avec le racisme qui lui est pourtant étranger. «Le terme « racisme » est tout simplement en passe d’être remplacé par celui d' »islamophobie »», souligne-t-il, mettant en lumière une évidente manipulation.  Il s’attaque aussi à l’inflation des néologismes se terminant par « phobie », jugée grotesque, qu’il attribue aux « boutiquiers de la foi », aux « démagogues [ayant]un énorme besoin de reconnaissance et un formidable fantasme de domination à assouvir », aux politiques toujours en quête d’électorat et aux journalistes à la recherche d’un sensationnalisme facile. Or, il est clair pour Charb que soumettre une religion à un examen critique ne saurait se confondre avec un racisme visant les fidèles de celle-ci lesquels, d’ailleurs, sont issus d’une grande variété de cultures, de groupes ethniques, de nationalités. Dans l’ensemble de son essai, l’auteur utilise une rhétorique affutée plus encore que l’humour, comme lorsqu’il démontre que le non-croyant ne peut, par définition, proférer de blasphème ou lorsqu’il soulève le paradoxe des procès intentés contre les caricaturistes par des associations cultuelles : « Pourquoi les croyants font-ils appel à la justice des hommes pour nous punir, alors que la justice divine le fera, et bien plus sévèrement que n’importe quel juge ? […] Pourquoi le fidèle ferait-il prendre à Dieu le risque d’être ridicule en perdant un procès sur terre, alors qu’il est sûr de gagner tous ses procès au ciel ? […] En attaquant en justice les blasphémateurs, les associations communautaristes ne prouvent qu’une chose : elles ne croient pas en Dieu. » Occasion lui est aussi donnée d’épingler au passage les intégristes de toutes les religions dans leur interprétation partiale des textes : « Un texte ne devient sacré et éventuellement dangereux que parce qu’un lecteur fanatique décide d’appliquer au premier degré ce qui est écrit dans son livre de chevet. […] Bref, le problème, ce n’est ni le Coran ni la Bible, […] mais le fidèle qui lit le Coran ou la Bible comme on lit une notice de montage Ikea. » Enfin, dans le dernier chapitre, Charb aborde, non sans malice, « l’athéophobie » en précisant : « Il se trouve qu’il n’y a pas de terrorisme athée au XXIe siècle. Les athées sont persécutés à peu près partout dans le monde, mais aucun ne détruit d’œuvres d’art créées par des croyants pour rendre hommage à leur dieu. Mieux, ces abrutis d’athées sont bien souvent les premiers à demander qu’on protège les sites religieux menacés par de pieux barbares pour qui la beauté est un blasphème contre leur Créateur. » Nul doute que ce livre dérangera, comme l’écrivait Baudelaire dans une étude consacrée à la caricature, « certains professeurs jurés de sérieux, charlatans de la gravité, cadavres pédantesques sortis des froids hypogées de l’Institut, et revenus sur la terre des vivants, comme certains fantômes avares, pour arracher quelques sous à de complaisants ministères ». Comme la remise par le PEN American Center du prix de la liberté d’expression à Charlie Hebdo dérange six écrivains anglophones, Peter Carey, Michael Ondaatje, Francine Prose, Teju Cole, Rachel Kushner et Taiye Selasi, qui, n’ayant probablement jamais lu l’hebdomadaire et ne comprenant pas le français, lui reproche toutefois son intolérance tout en… fustigeant « l’arrogance culturelle de la nation française » ! A ces snipers en position du tireur couché – c’est-à-dire rampants devant les terroristes sous couvert de bien-pensance – on opposera les propos publiés dans L’Express par l’écrivain Alain Mabankou, texte dans lequel, par contraste, il montre à ses pairs d’esprit munichois ce qu’est l’honneur d’une plume : « Mes confrères sauront-ils que quelque part, dans leur retranchement, les mentors et les sympathisants de ceux qui s’étaient attaqués à Charlie Hebdo pourraient se réjouir d’avoir, de façon inespérée, trouvé six avocats de renommée internationale pour leur cause ignoble ? Sauront-ils que c’est ainsi que « l’arrogance inculturelle » de ces intolérants continuera à nous faire du tort et à ruiner les fondements de notre humanisme, le même que ces écrivains sont en principe censés véhiculer dans leurs œuvres littéraires ? »
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