Exposition « Doublures » d’Ange Pieraggi

Ce n’est pas un hasard si, dans la hiérarchie des genres établie par André Félibien en 1667, la nature morte se trouvait reléguée à la place la plus modeste. Cadrage serré sur l’inanimé (objets, plantes, animaux morts), cette peinture n’offrait qu’un champ narratif très réduit. Le statique n’exprime guère d’histoire et le cadrage au plus près limite l’interprétation contextuelle. Or, on attendait des œuvres qu’elles soient évocatrices au premier regard, qu’elles aient un sens si possible édifiant (allégorique, religieux, historique, etc.) pour le public – une convention académique qui ne sera vraiment contestée qu’au milieu du XIXe siècle, notamment par Gustave Courbet.

Au XXe siècle, avec l’abstraction et ses tableaux aux titres volontairement neutres (Composition, etc.), une étape supplémentaire fut franchie, le sens immédiatement perceptible s’effaça. Restait à la figuration de trouver une voie originale. C’est à la photographie qu’elle l’emprunta, grâce aux gros-plans et aux inserts (terme ici essentiellement cinématographique). Même si les critiques et les artistes – Baudelaire en tête – affichaient depuis l’origine un certain mépris, doublé d’une méfiance à peine voilée pour la photo, il est significatif de remarquer que les premiers cadrages serrés furent, en Occident, contemporains de celle-ci. L’autoportrait de Courbet intitulé Le Désespéré (vers 1845) se concentrait sur un visage et des mains ; plus radicale fut L’Origine du monde (1866), qui ne se focalisait plus que sur un fragment de corps ou La Pipe (1858), représentation de l’objet unique suspendu sur un mur nu.

Si, en Orient, le fragment n’avait rien d’exceptionnel, comme le prouvent, par exemple, deux xylographies d’Utagawa Kuniyoshi, Légende de la déesseAma Terasu (avant 1861), l’art moderne occidental, puis l’art contemporain, ne le traitèrent que progressivement et non sans réticences. Car il réserve parfois des quiproquo qui se jouent du sens et… des sens. Ainsi, des photographies d’Henri Maccheroni centrées sur un sexe féminin peuvent être perçues comme celles d’un œil ; réciproquement, une photographie d’œil de Nobuyoshi Araki figure au premier abord un sexe féminin… Victor Brauner, avec Le Monde paisible (Centre Pompidou) brouillera davantage encore les codes en effectuant, avant ces artistes, la synthèse des deux organes.

C’est dans cet esprit subversif et intellectuellement très étayé que s’inscrit le travail d’Ange Pieraggi, actuellement exposé à la galerie parisienne La Ralentie (jusqu’au 11 juillet). Les toiles figuratives de cet artiste pétri de Lettres et de philosophie – des acryliques d’assez grands formats – échappent au champ narratif classique et se concentrent sur des fragments de corps : parties de visages et surtout mains. Les éléments contextuels se trouvent ainsi réduits au minimum, la narration absente et cependant, paradoxalement, omniprésente et très variée, puisqu’entièrement laissée à la liberté du spectateur. Celui-ci se voit d’autant plus encouragé à donner libre cours à son imaginaire que le peintre, en ménageant une absence assez fréquente de titre suggestif ou en proposant un titre énigmatique, se garde de l’influencer.

Cet infini des interprétations, bien en accord avec la théorie de Marcel Duchamp suivant laquelle il y a autant d’œuvres que de regardeurs, s’inscrit alors dans le seul cadre du tableau, dans les relations de textures qu’il propose. Car Ange Pieraggi n’est pas un artiste du lisse ; il est celui du pli, du drapé, de la ride et, in fine, jouant sur la polysémie du mot, du tissu qui désigne à la fois la peau dans la science médicale et le textile pour le sens commun. Les mains qu’il peint ne révèlent pas le soyeux d’une œuvre ingresque ; parfaitement anonymes, elles ont cependant du vécu ; des veines les parcourent, des taches les maculent, les os en soulignent le relief, l’épiderme met en évidence leur rugosité ; ce sont, à leur manière, des paysages qui dialoguent avec les étoffes d’où elles émergent et sur lesquelles elles reposent, qui exhibent l’agencement de leurs plis, leur consistance, la structure de leur tissage. Sans doute y a-t-il davantage de lien que de confrontation entre ces surfaces tourmentées., lien qui trouve sa synthèse dans la représentation de gants qui laissent deviner les contours des mains qui les ont portés comme l’épiderme révèle l’anatomie de l’organe qu’il recouvre. Le gant se perçoit alors comme une strate corporelle supplémentaire, moins protectrice que révélatrice. Comme est révélateur le drap recouvrant un corps, sujet de l’huile sur bois Petit Velato qui nous renvoie imperceptiblement aux drapés baroques du Bernin ou au Christ mortde Mantegna.

L’artiste, s’affranchissant de toute concession, invite le spectateur à un travail rigoureux du regard, encore accentué lorsqu’il lui propose des polyptiques qui présentent un même sujet vu sous deux angles légèrement différents. L’œil, d’abord tenté par un jeu des sept erreurs dont il mesure rapidement le caractère illusoire, se prend alors dans le labyrinthe des analogies, des différences, des similitudes. Avec, pour seul fil d’Ariane, sa propre sensibilité.

L’intensité de ces fragments fait souvent moins penser à un gros plan emprunté à un être humain qu’à un « extrait », tel que pourrait l’entendre un distillateur ou un parfumeur, c’est-à-dire un concentré, ici d’un monde réel, si dense, si par nature dépersonnalisé, mais également si autonome, qu’il touche à l’universel, chaque fragment devenant, sur la surface picturale, une forme de monument à l’humanité.

Illustrations : Ange Pieraggi, Peut-être à demain, acrylique sur toile, 2015, 100 x 80 cm x 2 – Les Bandes du vieux paillard, acrylique sur toile, 2015, 140 x 100 cm x2, © Ange Pieraggi.

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