David Fincher a toujours été le garde-boue d’une certaine Amérique. Celle des identités mouvantes (Fight Club, Benjamin Button) et des figures machiavéliques (Se7en, Panic Room, Zodiac). Sous sa conduite, les désordres psychiques et les fêlures sociétales se mettent à nu, décortiqués à la loupe avec une extrême précision du regard. Souvent éclairé à la lumière de morgue, son cinéma interroge le soubassement de l’ordre humain et le pulvérise en mosaïques branchues auxquelles on ne saurait arracher la moindre concession.
Le verbe et le geste s’y conjuguent à tous les tempos, soucieux de brûler des symboles que l’on sait voués à la désuétude. Une formule aujourd’hui portée à son apogée à la faveur d’un Gone Girl dense et vénéneux, sur lequel se portent les ruptures les plus inconsolables, les obsessions les plus impulsives.
Grimaces grimées, fardeaux fardés
Tout n’est qu’apparence, et pourtant David Fincher donne le ton d’entrée de jeu. Dans une douce intimité, Nick Dunne s’imagine fendre le cerveau malade d’une femme autrefois adorée, présentement abhorrée. Sa voix trahit une morosité inexpiable, corroborée plus tard par une posture lasse et figée devant sa luxueuse villa, brasier ardent où la tendresse se calcine en échauffant les esprits, et non les cœurs. Sans doute le Mastermind offert à sa sœur Margo préfigure-t-il le cauchemar à venir, l’équation à multiples inconnues à laquelle il va se heurter avec pertes et fracas. Car la belle et délicieuse Amy, épouse possessive, névrosée et castratrice, se volatilisera bientôt sans crier gare, laissant derrière elle une bordée d’indices accusateurs qui mettront enquêteurs et voyeurs-inquisiteurs sur une piste fallacieuse, celle menant au mari dispendieux et désargenté, tributaire des bonnes grâces d’autrui, blessé dans son orgueil autant qu’apeuré par la paternité.
Déracinée et souffrant d’une trahison adultère, Amy planifie avec une rare pugnacité la chute de son époux, tombé en disgrâce et traité en indésirable. Elle orne son journal intime de mensonges éhontés, colporte ses sornettes de seuil en seuil et agence avec minutie un puzzle machiavélique impliquant une maîtresse ingénue, des achats compulsifs, un contrat d’assurance-vie opportunément revalorisé, une maison mise à sac et une véhémence maritale fabriquée de toutes pièces. Un art de la mise en scène tout sauf orphelin, puisque viendront s’y greffer : des médias insatiables tordant les faits à qui mieux mieux ; un avocat calculateur qui arrondit les angles et lisse les reliefs ; une nymphette grimée en enfant de chœur pour les besoins d’une conférence de presse ; des comportements feints, répétés en coulisses et simulés de bout en bout ; une romantisation de l’enfance d’Amy, lâchement jetée en pâture et sacralisée par ses propres parents. Plus qu’un thriller à tiroirs, Gone Girl apparaît comme une inépuisable agglomération de miroirs déformants, révélant la nature trompeuse des apparences, idolâtrées au sein d’un monde d’illusions et de duplicité.
La faillite des institutions
Non content de poursuivre son exploration de l’image numérique, David Fincher puise dans le roman de Gillian Flynn de quoi épingler des institutions condamnées à la défaillance, au premier rang desquelles se nichent le mariage et la famille nucléaire, nids cotonneux altérés, puis convertis en abîme toxique où les déséquilibres et les tourments le disputent aux manipulations, les uns passant volontiers les plats aux autres. Expéditive et aux abois, la justice voit quant à elle certains de ses rouages se prêter aux conjectures et supputations, tandis que culpabilité et innocence se font et défont à la télévision, en place publique, ou dans des salles d’attente où le temps s’égrène en une sorte de litanie tragique. Reste alors une charge furieuse et grinçante à l’endroit d’une certaine presse, prompte à agiter les pires chiffons rouges – dont l’inceste et le meurtre – et faisant le deuil des règles journalistiques les plus élémentaires. Un racolage à tous les étages, propre à abrutir les masses et clouer au pilori n’importe quelle figure entachée d’ombre, ou simplement de suspicion.
Maître de ses effets, David Fincher immortalise Nick et Amy alors qu’ils se gaussent des couples ne se supportant plus, réduits au ronron lénifiant et à quelques façades ébréchées. Par un montage alterné, il saute d’une demande en mariage devant un parterre de journalistes au poste de police grisant où l’impassible Dunne accumule les réponses évasives, éclairant ainsi une relation imparfaite, soumise aux indifférences et aux faux-semblants. Fort d’un jeu intériorisé, Ben Affleck y incarne à merveille l’Américain moyen victime des circonstances, plongé dans un labyrinthe brumeux et nauséeux sur lequel il n’a aucune prise. Fascinant et pervers, Gone Girl sème les discordes, les fausses pistes et les courses avortées, parsemées au travers de cinq actes subtilement entremêlés et ponctués par l’extrême hypocrisie d’un couple allant à cloche-pied sur la corde raide, uni dans une absolue désunion, sur la seule promesse d’une grossesse sans amour, ultime mise en scène d’un récit qui en comporte des catalogues entiers.
Amy pour la vie
Aveuglée par les panégyriques médiatiques, l’Amérique prend pour argent comptant les machinations perverses d’Amy Elliott-Dunne, névropathe mangeuse d’hommes capable de vous voler la vie sans émettre le moindre soupir. C’est une Rosamund Pike glaciale et hitchcockienne qui prête ses traits à cette femme « épatante » dont l’horizon se constelle de violence et de pressions psychologiques. Ses princes charmants, elle les modèle comme de l’argile crue, ou s’en débarrasse sans autre forme de procès. Campé par Neil Patrick Harris, Desi Collings édifie des palaces barricadés sur les ruines encore douloureuses d’une relation brutalement endiguée. Amy sera d’abord son idéal indépassable, puis une muse léthifère, un ange exterminateur qui ne manquera pas de retourner contre lui ses systèmes de surveillance, et de lui sectionner la carotide en guise d’adieu.
Biberonnée aux apparences, aspirant à l’impossible, la blonde vénéneuse rêve d’un mâle taillé à sa mesure, sur lequel elle pourra exercer une emprise insidieuse et intrusive. Un baiser sous une tempête de sucre avant un carcan aux entours lucifériens. Par sa science de l’image et ses dialogues ciselés, quelque part entre Brian De Palma et Fritz Lang, David Fincher affuble Amy d’une image inquiétante, tourmentée, cruellement perfide. Il use d’indices et de symboles pour figurer sa démence paranoïaque et une ambivalence proche de la schizophrénie : un journal intime truffé d’impostures, de fantasmes et de billevesées ; une valse de déviances et de défiance ; une transformation physique effarante ; des chasses au trésor minutieusement codées ; un jusqu’au-boutisme démesuré et démonstratif ; une existence entièrement revue sous la plume de parents trop élogieux.
La perdition selon Fincher
Un naufrage domestique. Un plan morbide. Un mari maladroit, impropre aux attitudes conventionnelles. Une machine médiatique qui s’emballe. Une nation qui s’abandonne à l’avanie et aux jugements hâtifs.Gone Girl gratte les vernis, conjugue les densités thématique, psychologique et émotionnelle, enchevêtre des segments narratifs désagencés, explore des personnages secondaires faisant sens et apparaît in fine comme un faisceau hypnotique et ténébreux, imprégné par la photographie crépusculaire de Jeff Cronenweth et les partitions calibrées de Trent Reznor et Atticus Ross. Une satire féroce des travers du couple, un voyage vertigineux dans les entrailles putrides de la vie conjugale, un tourbillon de cynisme servi par une réalisation d’une beauté diaphane. Sans doute l’une des expériences cinématographiques les plus riches, malsaines et tortueuses de ces dix dernières années.