Jouyet-Fillon : la fin du « off », une mauvaise affaire pour la presse

L’affaire s’emballe lorsque, dès la parution de l’hebdomadaire, Fillon et Jouyet publient, chacun de leur côté, un démenti. Le samedi, Le Monde titre en «une» : « Fillon a sollicité l’Élysée pour accélérer les poursuites judiciaires contre Sarkozy».

Dans l’article signé par Davet et Lhomme, de longs extraits entre-guillemets de l’entretien donné, le 20 septembre, par Jouyet, enregistré, précise l’article, mais «off the record», comme ils le reconnaîtront plus tard auprès de l’AFP : «il nous avait demandé de ne pas citer ses propos entre guillemets, ce que nous avons respecté. C’est son démenti jeudi qui nous a contraints, pour prouver notre bonne foi, à publier quelques extraits du verbatim». Jouyet, le lendemain, reconnaît piteusement qu’il est bien à la source des informations des journalistes… Lundi, Davet et Lhomme font écouter, à l’AFP, BFM et France 2, l’enregistrement dont l’existence est, dès lors, incontestable.

Je ne vais pas m’appesantir sur l’aspect politique, tout a déjà été largement dit : ce qui aurait dû être une affaire Fillon-Sarkozy devient, grâce au Monde, une affaire Fillon-Hollande, Jouyet étant son ami et homme de confiance. C’est l’aspect journalistique qui m’intéresse ici. On notera d’abord le caractère incroyablement affirmatif de la «une» du journal : aucun conditionnel, ni dans le titre ni dans le corps de l’article. Or, si on suit bien, Jouyet a raconté en «off» un déjeuner lui-même «off» : des trois convives, François Fillon, Antoine Gosset-Grainville et le secrétaire général de l’Élysée, les deux premiers nient farouchement la teneur des propos échangés dont on ne possède, pour l’instant, aucune preuve matérielle (sauf si un smartphone trainait par là, on ne sait jamais…). La prudence aurait donc dû imposer au journal l’emploi du conditionnel ou l’attribution de l’affirmation à Jean-Pierre Jouyet.

Au-delà, les journalistes pouvaient-ils, pour se défendre, rendre public un entretien «off» ? Certes, il a été enregistré avec l’accord de l’intéressé, mais celui-ci a demandé que ses propos ne lui soient pas attribués. C’est tout l’intérêt du «off». Dayet et Lhomme estiment qu’ils n’ont fait que se défendre face à la mauvaise foi de Jouyet : cependant, ils ne sont pas les premiers à affronter le démenti d’une source et la bonne pratique journalistique veut que l’on maintienne simplement sa version des faits en expliquant qu’on en détient la preuve, preuve qui sera révélée devant le juge si on est poursuivi en diffamation. C’est à ce moment qu’on peut établir, non pas la véracité des faits, mais sa bonne foi qui sera appréciée par le tribunal. La menace de dévoiler une preuve suffit en règle générale à calmer le jeu.

Griller et le «off» et la source

Mais, là, ce n’est pas la voie qu’ont choisi les journalistes et leur journal : ils ont immédiatement décidé de griller et le off et leur source, ce qui est, a priori, le pire qu’un journaliste puisse faire. Imagine-t-on Bob Woodward et Carl Bernstein balançant «deepthroat» (en l’occurrence le n° 2 du FBI) dès le premier démenti dans l’affaire du Watergate ? Tout se serait arrêté très vite. Certes, le Jouyetgate n’est pas le Watergate, du moins pour l’instant, mais quand même ! Pour leur défense, les journalistes, interrogés par Daniel Schneidermann dans une émission d’Arrêt sur images, arguent que Jouyet n’était pas une source, car il connaissait l’existence du déjeuner du 24 juin par une autre source, la vraie celle-là, celle qui doit être protégée (je me demande pourquoi, je dois dire). Mais il n’en avait pas le contenu, comme le prouve le contenu du fameux enregistrement : c’est bien le récit de Jouyet qui est repris tel quel par Davet et Lhomme. Jouyet est donc une source ou je n’y connais rien.

Dès lors, ce qui est en cause ici, c’est bien le «off» et la protection des sources. Nous avons tous des sources que nous protégeons soigneusement : si un fonctionnaire ou même un politique qui livre des informations à la presse sait qu’il risque d’être exposé, plus personne ne parlera. Et la démocratie n’y gagnera pas. On peut regretter que les gens soient obligés de se protéger, mais je ne connais aucune démocratie, absolument aucune, qui décorera le porteur de mauvaise nouvelle.

Mais, dans le cas de Jouyet, l’affaire est plus compliquée : il n’est plus vraiment un haut fonctionnaire, mais il n’est pas totalement un politique. Pourquoi j’insiste sur ce point ? Tout simplement parce que les politiques usent et abusent du «off», non pas pour révéler une affaire, mais pour faire courir des rumeurs, passer des messages, tester des idées, communiquer ou tout simplement dire ce qu’ils pensent vraiment et qui peut être à l’opposé de leur parole publique. Les journalistes doivent donc trier le bon grain de l’ivraie, afin de ne pas devenir prisonniers de ces faux «off». Je l’ai déjà fait à de nombreuses reprises, notamment avec Jacques Delors, Pierre Moscovici ou encore Nicolas Sarkozy (sur la disgrâce de Rama Yade en 2009). Et je ne suis pas le seul, loin de là, certains journalistes sortant même des livres de petites phrases prononcées «off» par des politiques (encore récemment sur Sarkozy). En revanche, les fonctionnaires, les sans-grade, ceux qui risquent leur peau pour faire connaître la vérité, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ceux-là doivent toujours être protégés.

«Avec Jouyet, c’est bingo à chaque fois!»

En l’occurrence, Jouyet, qui, par son poste, est à la jointure du politique et de l’administratif, ne peut pas revendiquer le même statut qu’un fonctionnaire de base. Briser le «off», dans son cas, peut-être justifié. La question est donc de savoir si cela avait un intérêt autre que préserver l’amour propre des journalistes ? À mon sens, la réponse positive s’impose s’il a voulu les manipuler. Il est, de fait, tout à fait possible qu’il ait voulu nuire à Fillon en révélant les échanges qui ont eu lieu –mais il a pu aussi grossir le trait, voir les imaginer- lors de ce fameux déjeuner, sans que l’on remonte à lui. Mais voilà, ce n’est pas la version de Davet et Lhomme qui ont expliqué à l’AFP qu’il n’avait pas «mesuré du tout l’importance» de ses révélations : «Il n’est pas un politique comme les autresC’est un haut fonctionnaire, c’est quelqu’un qui a gaffé toute sa vie dès qu’il a pris la parole publiquement. Il dit des choses qu’il ne devrait pas dire. Il est très mal à l’aise avec l’univers médiatique. Quand vous avez accès à lui en tant que journaliste, c’est en général bingo à chaque fois !»

C’est là que nos deux compères se prennent les pieds dans le tapis : leur scoop ne tient que si Jouyet a été un joyeux naïf qui a raconté la vérité, micro ouvert, sans se rendre compte de l’importance de ce qu’il disait. Surtout, on est surpris de leur vision très pointue du secrétaire général de l’Élysée alors qu’ils affirment à Arrêt sur images qu’ils ne l’avaient pas rencontré auparavant… Or, moi qui le connais depuis 1990, lorsqu’il n’était qu’un simple conseiller du président de la Commission de l’époque, Jacques Delors, je peux vous dire qu’il est tout sauf  le joyeux crétin que décrivent Davet et Lhomme.

S’il a raconté sa rencontre avec Fillon, il savait ce qu’il faisait. Une version qui tient d’autant plus la route qu’il n’est pas facile d’obtenir un rendez-vous avec cette éminence de la République (je peux en témoigner et je ne suis pas le seul): rappeler les deux journalistes, c’est une démarche active qui montre qu’il savait ce qu’il faisait. Et c’est là où le fait d’avoir brisé le «off» peut se justifier : en rencontrant pour la première fois de sa vie les deux enquêteurs du Monde, qui n’ont pas une réputation de tendre, sans chercher à se dérober (voir l’émission d’Arrêt sur images), il avait une idée très précise en tête. Autant dire que ce qu’il raconte doit être pris avec de très longues pincettes et aurait dû imposer au moins l’emploi du conditionnel dans le traitement de l’information.

On ne saura jamais ce qui s’est dit

On ne sait pas, et on ne saura jamais, faute de témoin, ce qui s’est réellement dit lors de ce déjeuner. Ce qu’on sait, de façon certaine, c’est que Jouyet en a livré une version qui n’est pas à l’honneur de Fillon. C’est tout. Donc, briser le off, dans ce cas, c’est simplement faire plonger le secrétaire général de l’Élysée qui se retrouve exposé en plein jour alors qu’il ne le souhaitait pas. En clair, les journalistes ont fait justice d’une manœuvre élyséenne (je ne me prononce pas sur la véracité des propos qu’aurait tenus Fillon) pour le plus grand bonheur de Sarkozy qui se retrouve, un comble, dans le rôle de la victime. Pourquoi pas ? Mais il aurait fallu le dire en titrant par exemple : «Jouyet accuse Fillon de lui avoir demandé de faire pression sur la justice pour entraver le retour de Sakozy». Moins sexy, mais infiniment plus juste. Et il fallait le faire dans le livre Sarko s’est tuer, pas seulement incidemment en se défendant contre un démenti de mauvaise foi, et en faisant comme si ce démenti donnait un sceau de véracité supplémentaire au récit enregistré.

Reste à savoir ce que la profession gagne dans cette affaire. À mon sens, elle en sort perdante. Les politiques savent déjà que le «off» n’est plus ce qu’il était, une protection absolue. Ce n’est pas un hasard, pour prendre un exemple que je connais bien, si Hollande évite de rencontrer en «off» les journalistes en poste à Bruxelles (pas une fois depuis son élection, ce qui est sans précédent pour un Président français), le sujet européen étant jugé par lui comme particulièrement explosif pour sa majorité. Après le Jouyetgate, les politiques sauront plus que jamais que chacun de leur propos est susceptible de leur être attribué, ce qui risque de supprimer toute spontanéité dans les relations avec les journalistes… En revanche, du côté des fonctionnaires et autres conseillers des princes qui nous gouvernent, cette affaire risque de fortement décourager les vocations de «deepthroat»… Ils ne sauront plus s’ils sont une «source» digne d’être protégée ou non, s’ils sont jugés trop proches des politiques pour mériter la moindre considération. Le métier de journaliste risque de se compliquer. Comme après l’affaire DSK, qui a abattu le mur séparant vie publique et vie privée, l’affaire Jouyet va nous obliger à réfléchir à nos pratiques.

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