La Mâle Peur : Lecture sexuelle de Soumission de Houellebecq

Une lecture sexuelle du dernier roman de Michel Houellebecq et des autres.

« Il n’est pas de mensonge possible en littérature érotique » écrivait Robert Desnos en 1923 dans un court essai*.  Selon lui, le récit sexuel est, plus que tout autre, « un miroir spirituel » de l’écrivain : il le révèle. Desnos part donc en chasse des textes et passages salaces des auteurs connus pour mieux sonder leur âme. C’est parfois assez féroce : il évoque le « style lourd et logorrhéen » de Rabelais, il voit en Ronsard trop d’« anodin » pour « en parler en érotisme », il avance que Sade invente l’écriture moderne de la sexualité : « Il ne connaît aucune restriction dans la description des luxures.». 

En lisant « Soumission », le dernier Houellebecq (dont j’apprécie les premiers livres), je me suis livré à l’exercice de Desnos : me concentrer sur les pages sexuelles. J’y ai trouvé confirmation de ce qui m’a frappé dans tous ses romans : HLB décrit essentiellement des fellations. On ne va pas lui jeter la pierre. Quel homme n’adore pas ça? Mais cela mérite réflexion : la fellation, c’est sa scène primitive. Son mono Sûtra. Sa partie de cul élémentaire. On en reste là.

Dans « Soumission », c’est page 101. A peine arrivée chez François le héros, un professeur de faculté solitaire passionné de Huysmans, Myriam son ex propose aussitôt : « Je vais te faire une pipe, un très bonne pipe. Viens, assieds-toi sur la canapé ». Après quelques caresses, elle dit : « Quand tu veux, je passe à la bite… » François se laisse faire, le voilà « à deux doigts de s’évanouir ». Myriam insiste pour qu’il vienne dans sa bouche. Il se retient… La scène est finie. C’est là le texte canonique du sexe houellebecquien, roman après roman, le résumé de sa geste érotique : déboutonnage et polissage. Quand Myriam le quitte, François va voir des escorts. S’il évoque la sodomie, c’est brièvement. Le cœur n’y est pas. Elles ne le sucent pas.

On se souvient que dans « Plateforme » déjà (2001), le héros, un cadre flippé, Michel, rêvait de fellation. Rodant dans Paris, il expliquait sa peine : « Rarement je prenais un salon privé à cinq cents francs; c’était dans le cas où ma bite allait mal, me paraissait ressembler à un petit appendice exigeant, inutile, qui sentait le fromage » (p. 25). Ayant rompu avec sa copine, il partait avec une bande de blaireaux se faire tailler des pipes par les prostituées numérotées des bordels de Bangkok. Ici encore, que ce soit avec une péripatéticienne ou une fiancée, les scènes sexuelles du livre consistent essentiellement en fellations. « Elle avança les lèvres, dégagea le gland à petits coups de lèvre. Je fermais les yeux, je fus parcouru d’un vertige, j’eus l’impression que j’allais venir dans sa bouche » (p.124). « Elle s’agenouilla sur le trottoir, défit ma braguette, prit mon sexe dans sa bouche. Je m’adossai aux grilles du parc, j’étais prêt à venir » (p.188). « J’écartai les bras et les jambes au maximum, fermai les yeux. La sensation progressa par à-coups brusques, comme par éclairs, puis explosa avant que je vienne dans la bouche de Nicole » (p. 268). C’est l’activité érotique principale.

« C’ÉTAIT FAIT »

Est-ce que Michel le héros suce lui aussi, cherche à faire jouir ses amies, évoque leurs plaisirs, leurs élans ? Non. Est-ce que les femmes du roman expriment leurs désirs, les amants déploient l’éventail des plaisirs, se la donnent dans tous les sens, explorent l’Eros ? Non. La fellation se répète, parfois suivie d’un rapide accouplement. Même refrain dans « Les Particules élémentaires » (1998). Un certain Bruno, clone du Michel de « Plateforme », vit le plaisir comme une activité convulsive, une sorte d’excrétion, qui l’écoeure : « Chaque fois que c’était possible, il s’installait en face d’une jeune fille seule (…) Il suffisait d’ouvrir le classeur de le poser sur ses cuisses ; en quelques coups c’était fait » (p.81). « Avant même d’avoir eu le temps de se toucher, Bruno déchargeait violemment dans son tee shirt. Il laissa échapper un gémissement, s’abattit sur le sable. C’était fait » (p.165). « Il avait l’impression d’avoir entre les jambes un bout de viande suintant et putréfié, dévoré par les vers » (p.192). Sûr que nous sommes loin des six cent passions sexuelles décrites chez Sade.

Tel Saint-Paul sur le chemin de Damas, ce malheureux Bruno, qu’on confond souvent avec le narrateur, développe de longues tirades où il vomit le désir sexuel : celui-ci détruirait notre humanité et nos pensées, c’est une compulsion maladive partagée avec les animaux qu’heureusement la religion chrétienne a su contenir. Cette malédiction physiologique doit être assouvie par des espèces de décharges énergétiques : d’où le besoin d’être sucé. Il y en a des pages et des pages, développant une vision très réductrice, génitale, biologisante de l’érotisme et des comportements amoureux – une constante chez Houellebecq (voyez ICI).

TOUTES MEURENT

Ce Bruno conçoit encore une peur profonde des femmes, qui confine à la haine. Elles soulèvent en lui des troubles irrésistibles qu’il déteste, serrées dans leurs diaboliques minijupes. Il ne supporte pas qu’elles se montrent séduisantes, libres et assouvissent leurs désirs. D’ailleurs, toutes les femmes du roman qui le font meurent dans des conditions atroces. Ainsi Janine, la mère de Bruno, finit « sa vie calamiteuse » paralysée mais consciente – elle a baisé avec trop d’hommes, insiste le héros comme le narrateur. Il vient l’insulter sur son lit de mort : « Tu n’est qu’une vieille pute, tu mérites de crever ». Une ex, Christiane, trop « salope », se fait casser le coccyx dans un club échangiste. Méprisée par le héros, elle se suicide en fauteuil roulant. Une autre fiancée, Annabelle, après lui avoir préféré un « séducteur », meurt à quarante ans d’un cancer de l’utérus. Elle regrette d’avoir « couché avec des dizaines d’hommes », puis son gynécologue lui annonce qu’on va lui enlever l’utérus, les ovaires et les trompes. La totale.

Bruno exulte. Il ne pardonne pas à Annabelle le mortel péché d’avoir aimé plusieurs hommes, divorcé, fait des enfants de plusieurs lits, pris des amants, gagné son indépendance et sa liberté, bref vécu une de ces longue vie étoffée et compliquée d’une femme d’aujourd’hui, qu’il stigmatise tout au long du livre. Il regrette l’époque d’avant guerre, et des années gaullistes, quand les femmes étaient plus « sentimentales », se mariaient pour la vie, ne couchaient pas avec d’autres hommes. C’est une autre constante chez HLB, comme chez tous ceux qui attrapent le mal de mer quand le monde tourne et la vie nous secoue – ils se remettent mal de l’émancipation des femmes, de la remise en cause du vieux patriarcat, de la libéralisation et de la tolérance dans les moeurs, des droits des homosexuels, des nouvelles formes prises par l’amour et les familles.

Les héros de Houellebecq, surtout, supportent mal l’affirmation du désir féminin. Il les menace. Ils ne savent pas comment prendre cette liberté. Ils les font débander. Dans « Plateforme », Michel explique à Valérie la grande vision qui l’a saisie chez les prostituées de Patpong, lui résumant la décadence sexuelle de notre civilisation : les femmes européennes « deviennent des hommes » à vouloir indépendance et liberté, les « vagins occidentaux » ne sont plus accueillants comme ils étaient, les femmes ne savent plus « éprouver » et « donner du plaisir », les draguer est devenu une « source de vexations et de problèmes ». En plus, ces « salopes », et cela traumatise très fort le héros, « vous donnent l’impression de ne pas être à la hauteur » (tiens, tiens). Pour illustrer cette grande vision d’une preuve définitive, Michel fait subir à Valérie l’épreuve du feu : « J’allumais une cigarette, me calais contre les oreillers et dit : « Suce-moi « . Elle me regarda avec surprise… approcha sa bouche.  » Voilà ! « , m’exclamai-je avec une expression triomphante (…) Tu vois, je te dis  » Suce moi « , et tu me suces (…) C’est justement ça qui est étonnant chez toi : tu aimes faire plaisir (…) voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. » (p. 254). CQFD.

LA FEMME POT-AU-FEU

Dans son dernier roman, « Soumission », on retrouve les mêmes couplets. Au cours de fastidieuses discussions avec sa copine, le héros, qui admire le Huysmans converti au catholicisme (il n’est clairement pas influencé par son contemporain Pierre Louÿs), se demande si c’était « une bonne idée » que les femmes votent, fassent des études et accèdent à toutes les professions. Puis, après un énième éloge de la fellation, il se prend à regretter « la femme pot-au feu » d’hier, qui restait à la maison, préparait le dîner pour l’époux travailleur : car « la fille, explique-t-il, peut parfaitement, avec les années, se transformer en femme pot-au-feu » – « c’est même son désir secret, sa pente naturelle » conclut-il. Son ex, Myriam, qui s’était « habituée à (se) considérer comme une personne individuelle, douée d’une capacité de réflexion et de décision égales à celles de l’homme » lui demande  : « Je suis bonne à jeter ?». Le héros pense que « Oui ». Puis il se dit : « J’aurais dû lui demander de me sucer à ce moment précis, ça aurait pu donner une seconde chance à notre couple. » Décidément.

Certains voient dans ces tirades la peinture lucide d’un mâle contemporain en crise identitaire face à une gent féminine plus libre, ou de l’humour anti-féministe politiquement incorrect. Le fatigant avec HLB, c’est que ce discours de revanche contre les femmes et les féministes – ces « aimables connes » comme il les nomme expressément dans sa préface au Scum Manifesto de Valérie Solanas, où il avance déjà que les femmes qui travaillent ne sont pas leur place – court de livre en livre, jamais démenti, revendiqué par les héros comme le narrateur, scène sexuelle après scène sexuelle. Très correct tout ça, un peu rasoir aussi.

J’oubliais l’histoire que raconte « Soumission » : la prise électorale du pouvoir par un parti islamique (leur grande revendication : tous les enseignants doivent être musulmans), en France, dans 8 ans. Ils font… 22,3% au premier tour, face à 34,1% pour le Front National. Au deuxième tour, rallié par l’UMP et le PS (bref l’UMPS), cette « fraternité musulmane » l’emporte dans les urnes, malgré une Marine Le Pen présentée dans le livre en Jeanne d’Arc douée de « flamboyance » et d’« élan révolutionnaire ». Comment ce scénario de chansonnier serait-il possible dans une France laïque chatouilleuse, cinq fois républicaine, éprise de liberté de presse, où les musulmans sont 5% et l’État fait la guerre au terrorisme islamique en Afrique et en France ? C’est l’idée S.F du roman : l’échec intellectuel de la France vaincue par l’islam. D’interminables dialogues avec des « intellectuels identitaires» rêvant de « guerre civile» et un expert de la DST qui voit des complots partout nous expliquent comment: l’invasion levantine nous est masquée, la presse nous cache la vérité, la civilisation démocratique européenne (qui en a pourtant vu d’autres) n’y survivra pas, l’Eurabia (l’Europe entière « arabisée », la théorie de la conspiration d’extrême-droite) est en route. Houellebecq vient de se cloner avec Eric Zemmour.

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