Le Plus/Le Moins est une chronique cinématographique hebdomadaire. Vous y découvrirez, toujours avec concision, le meilleur et le pire de mes (re)découvertes.
Et cette semaine…
Le Plus : Snake Eyes (1998). Chez Brian De Palma, la réalisation n’a jamais été purement fonctionnelle. Le metteur en scène conçoit son cinéma comme un puzzle dramaturgique, inépuisable et fumeux, enrobé de plans idoines et de mouvements faisant sens. Le propos est censé s’y diluer avec discernement, sans jamais renoncer ni à sa densité, ni à sa finesse. Un équilibre en œuvre dans l’hypnotisant et nébuleux Snake Eyes, regard froid et presque clinique portant sur les dysfonctionnements sociétaux contemporains. Le style et les obsessions du héraut du Nouvel Hollywood s’y expriment dans toute leur plénitude : la caméra survole des chambres d’hôtel pour y débusquer des bribes existentielles ; elle balaie l’arène, ses gradins et ses coulisses à coups de visions tronquées et subjectives ; elle immortalise avec élégance des billets ensanglantés, une corruption endémique et une société hyper-voyeuriste, symbolisée par des écrans proliférant à l’infini et un oculaire géant surplombant une enceinte bouillonnante et surpeuplée. Du scénario de David Koepp, Brian De Palma dégage avant tout une ample fresque inaugurale – splendide plan-séquence exécuté dans les couloirs dédaléens du Palais des Sports –, un ballet vertigineux qu’il décomposera ensuite à l’envi pour mieux le réinterpréter selon différents points de vue, aidé en cela par un usage judicieux du split-screen. On y voit le policier Rick Santoro, manipulateur perfide et corrompu, déambuler avec ferveur dans les coulisses d’un match de boxe à l’abri duquel se trame une conspiration visant à supprimer le secrétaire d’État à la Défense, placé sous la protection du commandant de marine Kevin Dunne. C’est ce substrat à forte coloration politique que Snake Eyes va désagréger en panoramas dichotomiques, segments biaisés d’une réalité plus sibylline qu’il n’y paraît. À ce stade, le doute n’est plus permis : il plane sur le métrage (au moins) trois ombres prégnantes, celles de Blow Out, de l’assassinat de JFK et d’Alfred Hitchcock – dont on devine aisément les thématiques et partitions, outre le fameux plan du rubis incrusté dans la colonne de pierre. En plus de rendre hommage au maître du suspense, Brian De Palma injecte dans son film une double dose de cynisme et aligne les figures négatives comme des endives au jambon, antihéros errant dans une arène fonctionnant en vase clos, où l’œil humain, les caméras de surveillance et les équipes de télévision se chevauchent pour mieux déloger vilenies et insensibilité. Car si derrière les portes du casino s’affaire un ouragan hurlant et déchaîné, à l’intérieur du bâtiment, c’est un tourbillon de prismes, d’intérêts et d’apparences qui emporte tout sur son passage. Nicolas Cage (Rick Santoro) et Gary Sinise (Kevin Dunne), pleinement investis, y sacrifient leur vieille amitié au nom d’aspirations conflictuelles, chacun cherchant égoïstement à avancer ses pions, et piétinant à cet effet toute notion de moralité. L’occasion pour Brian De Palma de porter un coup fatal aux vérités fabriquées de toutes pièces, aux hommes de l’ombre qui dirigent tout selon leur seul bon vouloir et, accessoirement, aux médias assujettis à l’audience et aux pressions, coupables de maquiller très opportunément les faits – et même la météo. (8/10)
Le Moins : Fury (2014). 1945, la Seconde Guerre mondiale touche irrémédiablement à sa fin. L’Allemagne hitlérienne recule, mais n’abdique pas. Elle expédie au front femmes et enfants, sans ménagement, avec la tragédie pour seul horizon. C’est dans ce contexte ambivalent que l'équipage d'un char américain s'enfonce en territoire nazi, avec l’ambition ferme de frapper l'ennemi en plein cœur. Une résistance acharnée et jusqu'au-boutiste va cependant entraver sa percée… Immersif à souhait, le métrage du réalisateur et scénariste David Ayer n’est jamais aussi efficace que lors des montées de tension, quand les balles fusent, les corps s’affaissent et la pyrotechnie donne sa pleine mesure. Villages défigurés, réseaux routiers éventrés, décors en décrépitude, lambeaux de chair disséminés çà et là, civils pendus à des poteaux électriques, cadavres broyés sous les chenilles des blindés : les tableaux apocalyptiques, envoûtants à force d’atrocité, se relaient sans discontinuer. Posée au plus près des personnages, la caméra embarque le spectateur à l’intérieur des chars alliés, et finit par le plonger dans un état de torpeur fascinée, accentué par une exploitation ingénieuse de l’espace, un sens aigu du spectacle et un dosage tatillon du cocktail shaky cam/jump cut. De toute évidence, l’artificier Ayer s’est échiné à soigner la forme, épaulé en sous-main par une distribution rutilante qui s’en tire avec les honneurs. Quid alors du fond ? Soutenu par son scénario comme l’est le boiteux par sa canne, Fury souffle le chaud et le froid : dans un même élan, il dénonce la folie guerrière et ses victimes collatérales, puis s’étouffe de complaisance et canonise des soldats héroïques prêts à tout pour leur pays. Non content de se répandre en ambiguïtés, il recycle en outre une volée d’archétypes : Brad Pitt est un baroudeur meurtri, chef d’équipe respecté et infiniment fidèle au drapeau ; Shia LaBeouf campe un tankiste marginal, introverti et très religieux ; Jon Bernthal personnifie à lui seul la barbarie militaire, mais confessera néanmoins son respect à l’endroit du jeune bleu timoré interprété par Logan Lerman, lui-même devenu un as de la gâchette en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. À cela, il convient d’ajouter la dispensable séquence se tenant dans l’appartement des deux Allemandes, équivoque et évasive, ainsi que l’absurde désorganisation d’un bataillon garni de la Wehrmacht au moment de sonner l’assaut sur un blindé esseulé et immobilisé. De là à prétendre que David le réalisateur a phagocyté Ayer le scénariste… (6/10)