L’intolérance reste sans doute le sentiment le mieux partagé dans le monde, même au cœur des sociétés policées et lissées où il est de bon ton de se prétendre tolérant… tout en fustigeant les fâcheux qui oseraient soutenir un point de vue opposé ! L’intolérance naît du besoin de porter un jugement (nécessairement égocentré) sur une idée ou un comportement plutôt que de tenter de les comprendre et d’en débattre ; elle trahit une paresse de l’esprit qu’exploitent les idéologies – politiques, religieuses, etc. – dans un processus, tour à tour, de victimisation ou de diabolisation dont le moteur reste identique : clouer toute déviance au pilori.
L’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo illustre la forme la plus extrême et la plus imbécile de ce trait de caractère, c’est pourquoi il est piquant de lire le Petit traité d’intolérance de Charb (Librio, 126 pages, 3 €), qui vient d’être réédité, à petit prix.
On l’aura compris, tout, dans ce recueil de chroniques, est à prendre au second, voire au troisième degré, à commencer par le surtitre : « Les Fatwas de Charb ». L’auteur y dresse une liste de ses détestations, des plus légitimes aux plus loufoques. Suivant une approche méthodique, chaque chapitre s’ouvre sur un dessin en relation avec le thème traité ; viennent alors un intitulé péremptoire (« Mort à… »), puis une démonstration aussi délirante qu’étayé, d’un humour corrosif, qui se conclut par une expression récurrente, « Je crois que vous en serez d’accord, il faut… », introduisant une sentence toujours radicale mais hilarante et s’achevant sur un « Amen » de circonstance.
Les sources d’exaspération ici traitées sont si diverses que chacun pourra se sentir visé… ou complice. Dans un exercice de style jubilatoire, Charb y éreinte en effet, entre autres, les lâchers de ballons, les uniformes des agents de la circulation, les tongs, les chauves à perruque, les journalistes sportifs, les slameurs, les dessins d’enfants au bureau, ceux qui rentrent d’Inde, les pharmaciens en blouse, les croissants au beurre, les doudous – en tout une soixantaine de sujets souvent inattendus, icones plus ou moins convenues de la société contemporaine, objets de consensus, voire d’idolâtries obligatoires.
On peut suivre l’ordre des chapitres ou ouvrir le volume au hasard, en toute liberté. Le comique décalé de chaque texte, servi par un style rythmé, une argumentation délibérément outrancière (mais parfois fort pertinente…), captive vite le lecteur qui se prend tant au jeu qu’il poursuit son parcours jusqu’à la dernière page. Derrière la dérision, le grotesque, se profile in fineune caricature impitoyable des intolérants dont Charb feint d’épouser les causes et d’épuiser la rhétorique.
A la lumière sinistre des assassinats du 7 janvier, certaines phrases résonnent de manière troublante. Comme lorsque l’auteur note « Le rire, c’est comme le cul, il y a toujours un curé autoproclamé pour tenter de vous imposer ses propres limites » et surtout quand il écrit, dans le dernier chapitre, consacré à « Ceux qui ont peur de mourir » : « C’est ce saut dans l’inconnu qui te fout les jetons ? Mais le néant, ce n’est pas l’inconnu, c’est le néant. Le néant, c’est, comment te dire ? Tu vois ton boulot à la poste ? Bon, bah c’est pareil en moins chiant. […] Je crois que vous en serez d’accord, il faut pousser au suicide celui qui a peur de la mort en ne lui projetant du film de sa vie que les scènes où il fait la vaisselle. Amen. »
Loin de constituer un coup éditorial opportuniste et lucratif construit sur les cadavres des victimes, ce livre mérite d’être lu, car il perpétue la pensée et l’humour d’un journaliste dont on a voulu faire taire la liberté d’esprit par les armes ; chaque exemplaire devient alors un pied de nez aux censeurs.