L’UE, une affaire Politico-médiatique

Marin Hock

La doctrine militaire « Shock and awe », « choc et effroi », appliquée à la presse : on ne commence pas petit, comme au Vietnam, on écrase d’emblée l’adversaire sous la puissance de feu, modèle Irak 2003. « Politico aurait pu commencer son édition européenne à 12 et voir venir.

Mais leur stratégie, c’est la force massive : on démarre à 50, pas à 12 », explique Pierre Briançon, le futur correspondant du site d’information politique à Paris, et ancien de Libération (1980-1998), de Reuters et de Down Jones. « 35 personnes à Bruxelles et des bureaux à Londres, Paris, Berlin, Francfort, Varsovie et à terme Rome et Madrid », détaille le patron de Politico.eu, Matthew Kaminski, ex du Wall Street Journal. Dès aujourd’hui, alors que l’équipe est encore en cours de recrutement, le site d’information, disponible uniquement en anglais, sera lancéeet, jeudi, le premier numéro du journal hebdomadaire gratuit distribué à Bruxelles, Paris ou encore Berlin. « Un lancement extrêmement rapide pour un projet aussi ambitieux, ça va être chaotique, mais excitant », se réjouit Briançon : « c’est comme Libé qui redémarre tous les deux ans », ironise-t-il.

Arrogance tranquille

Ce débarquement américain sans précédent dans la capitale de l’Union fait frétiller d’aise les institutions communautaires qui y voient là une forme de reconnaissance : enfin, un média américain investit Bruxelles : « nous sommes fascinés par le pouvoir. Or, ici il y a du pouvoir et l’Union devient de plus en plus importante non seulement pour nous, les Américains, mais aussi pour l’Asie », affirme Matthew Kaminski, 45 ans, dans un excellent français (cet Américain d’origine polonaise a déjà été en poste à Bruxelles et est marié à une Française). « Ici, il y a un exécutif, un Parlement qui, sans son mode de fonctionnement, rappelle le Congrès américain, des agences de gouvernements, des lobbies, etc. ».

Mais, tout en complimentant l’Europe sur sa puissance, il ne peut s’empêcher de la remettre à sa place : « les États-Unis font de l’innovation, Bruxelles écrit les règles du jeu ».

Une tranquille arrogance américaine – de Airbus au CERN en passant par les satellites ou l’industrie du numérique même si les plates-formes sont effectivement américaines, on pourrait lui démontrer le contraire —, qui n’a cependant rien à voir avec l’euroscepticisme britannique. Car Kaminski veut justement éviter que Politico.eu se comporte comme un média anglo-saxon de plus : « L’Europe est un objet journalistique pour nous, ni plus, ni moins », assure-t-il au moment où John Harris, l’un des fondateurs du site américain de passage à Bruxelles, passe la tête dans son bureau. « Les Américains sont pragmatiques, pas idéologiques », confirme Briançon : « l’Europe a émergé comme sujet d’information depuis le début du XXIe siècle. Les gens croyaient la connaître et ils ont découvert que ça n’était pas le cas ». Il faut donc les informer, mais sans a priori idéologique : « Lionel Barber, le patron du Financial Times, reconnaît lui-même qu’on ne peut plus couvrir le continent avec l’esprit de la City », assure Briançon.

La rédaction est donc logiquement très américaine et assez peu britannique et de nombreux Européens (parfaitement anglophones) ont été engagés. Mais aucune star du journalisme européen n’a accepté de ce joindre à cette aventure, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis. Ainsi, l’Américain Peter Spiegel, patron du bureau du Financial Times à Bruxelles, a décliné l’offre qui lui a été faite de diriger Politico.eu. Pour palier ce manque de signatures, Politico en a fait venir des États-Unis, comme Matthew Kaminski, éditorialiste du WSJ, mais aussi sa correspondante à la Maison-Blanche, Carrie Budoff-Brown, à qui Barack Obama a adressé publiquement un mot plein d’humour lorsqu’il a appris son départ : « c’est vrai que la Belgique manque d’une version de Politico », a-t-il lancé hilare, sous-entendu pour comprendre ce pays… « Mais bon, vous allez voir, ils ont des gaufres délicieuses là-bas ». Politico n’a pas hésité à tweeter qu’il mettait en place « la plus grande rédaction impartiale » de Bruxelles, faisant grincer de nombreuses dents dans la salle de presse de la Commission. Il est vrai que le site ne pense pas que du bien des journalistes européens : « ce n’est pas qu’il n’y a pas ici de très bons journalistes, mais ce n’est pas la majorité », balance le journaliste Craig Winneker…

Politico estime que la couverture médiatique de l’Union est trop souvent technique et partant ennuyeuse. « Nous voulons humaniser cette ville. Il y a ici des gens intelligents, idiots, ambitieux, ridicules, il y a des drames humains qui se jouent. Bruxelles n’est pas un univers bureaucratique, mais politique, l’Europe est un cadre dramatique alors que les États-Unis ont un système politique stable depuis 240 ans. C’est ça qu’il faut raconter, même si ça ne sera pas facile, car c’est un cadre très fermé », explique Kaminski. Politico ne veut pas doublonner les agences de presse, mais raconter ce qui se passe derrière les portes closes et mettre en contexte. Bien sûr, l’Union ne se fait pas qu’à Bruxelles, qui reste « un nexus », comme le dit Kaminski, mais aussi dans les capitales de l’Union d’où l’ouverture de nombreux bureaux de correspondants pour raconter l’exercice du pouvoir au jour le jour. « Bruxelles, c’est une usine à scoops », renchérit le patron du site spécialisé dans les politiques publiques Contexte, Jean-Christophe Boulanger. « Nous voulons rendre Bruxelles si excitante qu’Hollywood aura envie d’y tourner des films », un « House of cards » européen, a résumé en décembre dernier Christoph Keese, le vice-président d’Axel Springer qui cofinance à hauteur de 50% Politico.eu : « ce sont les Allemands qui sont à l’origine du projet », reconnaît d’ailleurs Kaminski.

« Springer, l’éditeur du quotidien populaire Bildt Zeitung, veut participer à la création d’un nouveau modèle économique pour la presse, car ils croient en l’avenir du journalisme, tout comme nous », poursuit-il : « Politico, ça n’est pas un modèle de nouveau journalisme, mais de nouveau business ». On ne connaît pas le budget, mais il est au moins de 10 millions de dollars et le financement est assuré pour plusieurs années afin de donner le temps à Politico.eu de s’installer dans le paysage médiatique. Pour autant « sa création n’est pas basée sur une étude de marché, mais sur une intuition », affirme Pierre Briançon.

Intuition et ambition

L’intuition et l’ambition sont la marque de fabrique de Politico. « Je pense que nous montrerons que nous sommes meilleurs que le New York Times ou le Washington Post », déclarait l’actuel PDG, Jim VandeHei, fin 2006, quelques mois avant le lancement du site américain. À l’époque, les propos de ce jeune reporter trentenaire avaient suscité sarcasmes et moqueries dans la capitale américaine. Sept ans plus tard, Politico a pourtant réussi un pari majeur : s’imposer comme une référence du journalisme politique, prisée par le Tout-Washington. Une réussite que les fondateurs de Politico comptent bien répéter à Bruxelles.

Outre-Atlantique, les lecteurs de Politico sont « les dizaines de milliers de gens qui travaillent dans les sphères du pouvoir à Washington, y compris les lobbyistes, entreprises, fédérations professionnelles, tous les groupes qui ont des intérêts à défendre au Congrès et à la Maison-Blanche, explique Ivan Couronne, correspondant de l’AFP au Congrès américain. Chaque mois, Politico.com attire entre 7 et 8 millions de visiteurs uniques, selon la firme spécialisée comScore. Loin, certes, des 48 millions du Washington Post et 59 millions du New York Times. Sauf que Politico présente deux différences majeures avec ses illustres concurrents : c’est un « pure player », autrement dit un site qui, lors de sa création, n’était adossé à aucune édition papier. Et il se consacre à un seul sujet : la politique.

« Nous avons prouvé que la domination du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal pouvait être remise en question par des nouveaux venus, se félicite John Harris, le rédacteur en chef de Politico qui est chargé de guider le nouveau-né européen. « En sept ans, le Washington Post a été remplacé par Politico », n’hésite pas à affirmer Matthew Kaminski.Financé par le millionnaire Robert Allbritton, héritier d’un empire médiatique, dirigé depuis ses débuts par Jim VandeHei et John Harris – tous deux venus du Washington Post –, Politico a toujours eu le même objectif : combiner la rapidité du web avec la légitimité des journaux traditionnels. À ses débuts en 2007, à un moment où la presse licencie plus qu’elle n’embauche, Politico recrute une trentaine de journalistes. La moitié sont des jeunes reporters en quête d’expérience, l’autre des plumes reconnues au carnet d’adresses fourni, à l’image de Mike Allen, correspondant à la Maison-Blanche pour le magazine Time. Leur mission : alimenter le site internet et un journal distribué gratuitement à Washington trois fois par semaine.

Conçu comme une startup, Politico mise immédiatement sur les réseaux sociaux. Et pour gagner en visibilité, l’entreprise signe des partenariats avec plusieurs chaînes de télévision, dont CBS. La « marque » Politico est lancée, le succès immédiat. À tel point que le média s’affirme comme un acteur majeur de la campagne présidentielle de 2008. « Nous étions un petit nouveau et pourtant, personne n’aurait pu couvrir cette campagne sans nous lire, estime John Harris. Nous étions le média de référence. Nous avons coorganisé deux débats présidentiels », dont un entre Hillary Clinton et Barack Obama.

D’autres versions linguistiques?

« Ils étaient différents, ils étaient bons et ils étaient rapides, résume Trudy Lieberman, journaliste au Columbia Journalism Review, magazine spécialisé dans les médias. Leur succès a forcé leurs concurrents à s’adapter ». « Politico a commencé comme un bateau pirate comme Libé en 1981 », compare Matthew Kaminski. Rapidement, les médias traditionnels réagissent à la montée en puissance de Politico. Ils développent leurs équipes Internet, recrutent des bloggeurs, écrivent plus vite et mettent à jour plus souvent. Ils s’activent aussi sur Twitter. « Progressivement, Politico s’est fait rattraper, analyse Edward Wasserman, directeur de l’école de journalisme de l’Université de Berkeley (Californie). Leur traitement de l’information, qui semblait si unique à l’époque, ne l’est plus tant que ça aujourd’hui ». Politico vient d’ailleurs de connaître une année compliquée, marquée par de nombreux départs. L’une de ses journalistes-vedettes, Maggie Haberman, a ainsi été débauchée par le New York Times. Un coup dur pour la campagne présidentielle de 2016, car Haberman est très bien introduite au sein du camp Clinton. « C’est toujours décevant de voir quelqu’un partir, reconnaît John Harris. Mais je trouve ça gratifiant que nos concurrents recrutent des gens en raison du succès qu’ils ont eu à Politico. Je prends ça comme un compliment ».

Politico compte aujourd’hui plus de 175 journalistes, sur un effectif total de 360 personnes. En 2011, l’entreprise a lancé Politico Pro, une version payante destinée aux professionnels. Pour 8000 dollars en moyenne, les abonnés ont accès à des informations très pointues dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, la cyber-sécurité, la défense, la santé ou l’énergie. Une quinzaine de « lettres » professionnelles en tout. Ce service assure la majeure partie des revenus de Politico, qui affirme être rentable, même si ses résultats financiers ne sont pas publics. Le reste du chiffre d’affaires provient essentiellement des publicités de sa version imprimée, diffusée à 35 000 exemplaires dans la région de Washington.

Des recettes que Politico va appliquer à Bruxelles : dans un premier temps, il publiera trois « lettres d’information » payantes (énergie, technologie, santé) et organiser des conférences pour faire rentrer de l’argent. Pour s’assurer une base de données conséquente, il a racheté « European Voice », un hebdomadaire créé en 1995 par The Economist et tombé, en 2012, entre les mains de Shéhérazade Semsar-de Boisséson, fondatrice de Development Institute International.

Cela lui assure un fichier de 20.000 abonnés comprenant l’anglais et intéressés par l’information européenne, mais le journal disparait. « On ne vise pas seulement la bulle bruxelloise, mais tous les initiés qui s’intéressent à l’Europe », précise Craig Winneker. « Notre concurrent direct, ce sera le Financial Times », estime Pierre Briançon.

Kaminski n’exclue que d’autres versions linguistiques de Politico.eu voient le jour à terme : « l’anglais est la lingua franca de Bruxelles, mais si ça marche, on ira sur d’autres marchés linguistiques, comme le marché français ». Une perspective qui n’inquiète pas Contexte : « nous avons la même cible, les professionnels des politiques publiques et les passionnés, mais l’arrivée d’un concurrent est toujours une bonne chose, notamment parce que cela valide notre modèle original », se réjouit Jean-Christophe Boulanger. Mais les journaux classiques auront sans doute du souci à se faire…

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